Patricio Guzmán, travailleur de la mémoire

Cinéma • La 19e édition du festival Filmar en América Latina a permis de rendre hommage à Patricio Guzmán, cinéaste incontournable qui a marqué l’histoire du film documentaire et du cinéma latino-américain.

Le film «Nostalgia de la Luz», de Patricio Guzman, évoque le destin de femmes cherchant les restes de leurs proches disparus dans le désert d’Atacama.

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Etroitement associé à l’histoire et à la mémoire du Chili, le réalisateur Patricio Guzmán a accompagné l’essor du festival Filmar en América Latina dès son lancement en 1999. «Aujourd’hui, cela prend une nouvelle dimension de revoir les trois parties de la Batalla de Chile, filmé par Guzmán de 1972 à 1973 et monté à Cuba en 1975, puis de regarder la suite de son œuvre (Memoria Obstinada (1997), Salvador Allende (2004)), et enfin de contempler les essais cinématographiques extraordinaires de sa trilogie en cours, avec les films Nostalgia de la Luz (2010) et El botón de nácar (2015), qui replace quasiment son travail de mémoire dans une réflexion sur l’univers entier», souligne Gérard Perroulaz, cofondateur et membre du comité du festival.

La bataille de la mémoire
Filmar en América Latina a en effet permis aux cinéphiles de faire d’importants constats sur la cinématographie de Guzmán. Tout d’abord, à l’instar de nombreux pays sud-américains ayant connu des épisodes de répression particulièrement sanglants (Brésil, Argentine, Uruguay, Bolivie, Pérou, Paraguay, Nicaragua), l’art cinématographique est appelé à jouer un rôle important dans les politiques de la mémoire. Il permet de produire et de conserver des traces de la violence politique. Il facilite aussi la réélaboration, douloureuse mais également libératrice, des traumatismes collectifs. Le travail de Patricio Guzmán est, enfin, exceptionnel car ce réalisateur explore avec beaucoup de profondeur les notions complexes que sont l’histoire, le temps et l’archive. En même temps, son cinéma est empreint d’une très grande poésie.

Née en Suisse en 1974, soit un an après le coup d’Etat, Vania Aillon, la nouvelle directrice de Filmar en América Latina, a grandi dans l’ombre de l’exil chilien. Comme des dizaines de milliers d’autres réfugiés politiques en Europe et leurs familles, son père a été banni du Chili sous le règne de Pinochet. C’est pourquoi, elle n’a découvert le pays pour la première fois qu’à l’adolescence. Du fait de sa profession de cinéaste et de l’analogie entre la trajectoire de son père et celle du réalisateur, elle était particulièrement attachée à cette rétrospective. «Patricio Guzmán aborde avec une sensibilité rare des questions très difficiles et universelles, comme le phénomène des disparitions forcées. Les films que nous avons projetés témoignent du fait qu’il est parvenu à créer un vrai langage cinématographique, empreint d’une poésie qui lui est propre, et avec un regard et des méthodes qui ont évolué avec le temps».

Un pacte du silence après Pinochet

Les années de plomb du régime de Pinochet ont été marquées par la disparition d’au moins 40’000 personnes. Ayant mis fin au multipartisme, cette dictature sanguinaire a terrorisé la population civile en se spécialisant dans la surveillance de masse et les assassinats extrajudiciaires. Comme le reflètent certaines réactions acritiques voire apologétiques recueillies au sein de la jeunesse chilienne par Guzmán dans son film La Memoria Obstinada (1996), un pacte du silence a régné durant les années dites de la concertation, qui ont succédé la fin du gouvernement de Pinochet. Les élites chiliennes choisirent en effet de donner un rôle important aux militaires pendant cette période de transition à la démocratie. L’Eglise n’était pas non plus prête à remuer le passé. Il a fallu donc attendre les années 2000 pour voir vraiment resurgir la mémoire des années de l’Unité populaire (1970-1973). C’est alors enfin que se manifeste, avec le renouveau des mouvements sociaux, un regain d’intérêt et de nostalgie pour la révolution pacifique et légaliste de Salvador Allende (Salvador Allende (2004)).

A la recherche des disparus
Des pratiques d’exhumation se sont développées ces dernières décennies sur plusieurs terrains de disparition forcée dans différentes régions du monde (Espagne, Bosnie, Rwanda, Cambodge, Afrique du Sud, Irak, etc). Elles répondent à un besoin de réparation des victimes et à une exigence de vérité – faire la lumière sur le passé – suite à des épisodes de conflits armés et de violences de masse. Elles servent également, selon les cas, à satisfaire aux exigences de la justice pénale. Les usages symboliques, politiques et sociaux des chantiers d’exhumation, suscitent notamment l’intérêt des archéologues, des anthropologues, des historiens et des historiens de l’art.

Le fait de faire disparaître les dépouilles des victimes est d’une cruauté infinie. Une telle action plonge leurs proches dans un deuil interminable. L’absence de sépulture entraîne l’impossibilité de réaliser un rituel. Elle rend la mort abstraite et diffuse. L’impossibilité de pouvoir identifier et se relier directement au cadavre (visuellement ou par le toucher), a pour effet d’alourdir la présence des morts dans l’esprit des vivants.

Dans Nostalgia de la Luz (2010), ce sentiment d’impuissance et de désarroi est incarné par les femmes cherchant les restes de leurs proches disparus dans le désert d’Atacama. Alors que le gouvernement investit des moyens colossaux pour la recherche en astronomie, l’équipement dont ces femmes disposent pour effectuer leur recherche apparaît comme particulièrement dérisoire. Les propos de l’une d’entre elles ayant pu identifier l’ossement du pied de son frère l’indiquent: un plus grand investissement dans ces fouilles aurait des retombées psychologiques positives. Le témoignage en question est bouleversant. Le fait de retrouver ne serait-ce qu’une partie du corps d’un membre de sa famille semble équivaloir pour cette femme à le retrouver dans son entièreté. Le sentiment de perte et la tendresse pour le défunt peuvent alors véritablement s’exprimer.

Elucider le passé de l’humanité
Nostalgia de la Luz souligne par ailleurs l’étonnante affinité entre les disciplines de l’astronomie et de l’archéologie, entre ce qui relève du céleste et ce qui a trait au terrestre. Le film emprunte en effet deux itinéraires parallèles. Il montre d’un côté les activités d’astronomes observant le ciel au-dessus du paysage du désert. De l’autre côté, la caméra balaie le paysage désertique, en évoquant aussi bien le Chili moderne que celui de périodes extrêmement anciennes (route préhistorique, bas-relief de bergers précolombiens, etc). Dans les deux cas, la recherche s’oriente vers une élucidation du passé de l’humanité. Comme le fait remarquer le scientifique George Preston, interrogé par Guzman dans ce film, «le calcium de nos os a été fabriqué peu de temps après le big-bang… nous vivons parmi les arbres, mais nous vivons aussi parmi les étoiles. Nous vivons parmi les galaxies. Nous sommes une part de l’univers. Le calcium dans nos os était là dès le commencement». La matière qui forme le paysage, celle des météorites à l’origine du big-bang comme celle des os des morts ensevelis, fait partie d’une histoire commune qui, dans le sens le plus étendu, est celle de l’univers.

Une histoire encore à écrire

El botón de nácar (2015), titre du dernier film de Guzman, symbolise un passé honteux, qui concerne deux époques différentes. La première est celle de Jeremy Button, un Indien de la terre de Feu, de l’ethnie Yagan, qui aurait été vendu aux Anglais en 1830 en échange d’un bouton de nacre. La deuxième correspond à un bouton retrouvé il y a peu au fond de l’océan dans la baie de Quintero (province de Valparaiso), attaché à un rail de chemin de fer, durant les enquêtes pour établir les crimes commis par le régime de Pinochet après le coup d’Etat de 1973. Ces rails servaient à faire couler aux fonds de l’océan les corps «des disparus», ces victimes de la dictature jetées à la mer après avoir été torturées. Le bouton de nacre est ainsi utilisé comme métaphore pour dénoncer un double crime, celui commis contre les indigènes du continent américain par les colons européens et celui perpétré contre les opposants politiques au régime de Pinochet. Les Indiens de Patagonie, tout comme les milliers de disparus de la dictature, ont vu leur destin tragique se sceller dans l’océan.

En marge de la rétrospective et en phase avec la préoccupation de Patricio Guzmán pour ceux que la société chilienne a persécutés et dont elle marginalise encore aujourd’hui le souvenir, Filmar en América Latina a accordé le Prix des Jeunes de son édition 2017 à Mala Junta (Mauvaise influence), de Claudia Huaiquimilla. «Ce long-métrage participe à l’urgence de reconstruire l’histoire latino-américaine, non pas du point de vue des dominants, mais bien des oubliés de cette histoire officielle, ici les Mapuches», a judicieusement déclaré le jury.