L’usine de rien: une urgence collective

Cinéma • «A Fábrica de Nada» (L’usine de rien), à l’affiche en Suisse romande, met en scène un groupe d’ouvriers dont les emplois sont menacés, sur fond de crise et de désindustrialisation. Ils décident alors de prendre les rênes de la production.

Le film «L’usine de rien» a été tourné en grande majorité avec des comédiens non-professionnels dans la région industrielle du nord de Lisbonne. (photo: Vasco Viana)

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Lauréat du prix FIPRESCI à la quinzaine des réalisateurs de Cannes et primé aussi cette année dans plusieurs festivals, L’usine de rien, du collectif cinématographique portugais Terratreme, met en scène un groupe d’ouvriers de Lisbonne qui découvrent que la direction de leur entreprise a ordonné le transfert de leurs outils de travail – des machines servant à produire des pièces d’ascenseurs – sans les avoir avertis. Médusés dans un premier temps, ils prennent ensuite conscience du coup qu’ils sont en train de subir. Les travailleurs qui refusent les indemnités de licenciement envisagent d’abord la révolte. Puis, ils décident de rester sur leur lieu de travail pour prendre les rênes de la production. Ce beau film évolue à travers plusieurs registres: documentaire, fiction, essai et comédie. Il pousse à s’interroger sur les impasses du système capitaliste. Entretien avec le réalisateur Pedro Pinho lors de son récent passage aux Cinémas du Grütli de Genève.

Comment le scénario de ce film a-t-il germé? Quels liens entreteniez-vous avec les acteurs avant le tournage?
Pedro Pinho J’avais envie de traiter du thème du travail. Celui-ci est devenu si central dans nos sociétés qu’il a fini par structurer entièrement nos existences, y compris dans leurs dimensions les plus intimes. Hormis l’actrice Carla Galvão, le film a été tourné avec des comédiens non-professionnels dans la région industrielle du nord de Lisbonne. Le casting a duré plusieurs semaines. Avec le collectif Terratreme, nous avons eu de longues discussions avec les ouvriers. La crise et la désindustrialisation sont des éléments très présents dans la mémoire affective des personnes ainsi que des lieux. Les acteurs voulaient faire ce film autant que nous. Il y avait une coïncidence de besoin et de volonté. Ils nous ont très rapidement fait confiance. Ce fut étonnant de constater qu’ils étaient prêts à exposer leur fragilité et à faire de cette fragilité une matière du film.

Le film a un fort ancrage dans la réalité. Peut-on comparer votre approche au réalisme social d’un Ken Loach?
Des cinéastes comme John Cassavetes et Robert Kramer influencent en tous les cas mon travail. Mais le réalisme n’est pas un concept suffisant pour éclairer ce film. On y trouve aussi du surréalisme et de la fantaisie. L’impression de vérité qui se dégage du jeu des acteurs est liée à l’improvisation et à la spontanéité. Elle tient également au fait que ce que raconte le film est proche du vécu des acteurs. Dans leur vie professionnelle, ces travailleurs ont été confrontés à des situations similaires à celles mises en scène dans le film, par exemple les négociations des indemnités de licenciement. Beaucoup d’entre eux ont eu à affronter des relations de travail marquées par l’inégalité, la domination, l’abus de pouvoir et la violence.

Un des personnages du film incarne, de façon particulièrement émouvante, les sentiments de désarroi, de révolte et de résignation que peuvent ressentir les ouvriers. Ceux-ci ont visiblement envie de se battre en refusant les injustices, ce qui les conduit notamment à explorer les voies de l’autogestion. En même temps, cette aspiration butte contre le besoin urgent de nourrir leur famille…
L’acteur auquel vous faites référence venait d’être mis à pied. Il m’a montré sa lettre de licenciement lors du premier jour de tournage. En me la montrant, il m’a glissé qu’il était alors entièrement disponible pour travailler sur le film. Herminio avait comme «une boule de feu dans la gorge» qu’il voulait faire sortir. Les scènes que nous avons tournées ont permis de donner une matérialité à son angoisse. Elles lui ont permis d’exprimer ses tourments. Un silence total, respectueux, régnait sur le plateau lorsqu’il criait et que la caméra enregistrait sa douleur.

Le film raconte aussi la relation de couple d’un jeune travailleur de l’usine avec sa compagne et le fils de celle-ci. On s’éloigne, dans ces parties du film, du monde de l’usine pour explorer d’autres univers affectifs.
Ces scènes décrivent l’impact du vécu de l’usine – l’anxiété liée à la perte de son emploi – sur la vie personnelle du héros. L’acteur qui endosse le rôle en question dans le film est un ami à nous (le collectif Terratreme – Ndlr). Il est dessinateur et joue aussi dans un groupe de rock (comme dans le film). Ce personnage a opéré, pour ainsi dire, la jonction entre notre univers de vie et celui des ouvriers.

Une autre partie plus intellectuelle du film, tourne autour d’un personnage étrange, à la fois journaliste, activiste politique et réalisateur de cinéma. Ce dernier observe l’occupation en cours dans l’usine. Il intervient aussi comme catalyseur du drame en essayant d’orienter les ouvriers vers l’autogestion. Alors qu’il interagit avec eux dans plusieurs scènes, il s’interroge aussi, parallèlement et à distance, sur les perspectives d’avenir des luttes d’émancipation collective à l’heure du néolibéralisme triomphant. Pourquoi avez-vous introduit cette perspective supplémentaire au film?
Ce personnage, incarné par le réalisateur italo-argentin Daniele Incalcaterra, réalise une enquête à l’intérieur du film. Ce n’est pas mon alter ego. Mais il représente le geste du cinéma. Il fait aussi figure de réceptacle (voire de bouc émissaire) des tensions entre notre regard et la réalité. Daniel s’immerge dans l’expérience d’occupation de l’usine désaffectée. Il le fait comme on pourrait explorer d’autres expériences d’émancipation collective qui nous sont contemporaines – comme par exemple celles de la Zone à défendre (projet écologiste d’opposition à la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes) ou les coopératives intégrales de Catalogne.

Personnellement, je ne crois pas en la possibilité d’instaurer un régime, ou un système, politique spécifique (la plupart ayant échoué dans l’histoire récente) qui pourrait régler les problèmes sociaux identifiés dans le film et assurer le bonheur collectif. Nous avons par contre voulu montrer que nous pouvons créer des réseaux et des alternatives de vie dans notre quotidien. Il s’agit de processus d’expérimentation permanents qui créent des dynamiques positives.

Dans le film, Daniel refait le monde lors de longues discussions théoriques avec d’autres personnages. J’ai réuni pour ce faire des amis, tous aussi des acteurs non-professionnels, autour d’un repas. Je voulais filmer ces discussions typiques au cours desquelles nous avons pu, et nous pouvons encore, refaire le monde. Nous partageons entre nous une sensibilité non conformiste et anticapitaliste. La présence d’Anselm Jappe – philosophe allemand qui développe une réflexion approfondie sur la fin du travail (en reprenant la critique de la valeur de Marx) et qui est assez proche de l’internationalisme situationniste – a permis de stimuler et d’enrichir le débat.

Cependant, le spectateur peut constater, en fin de compte, que ces différentes interventions ont pour effet de se neutraliser mutuellement. Les discussions qui ont été filmées ne donnent pas l’impression que des solutions ont été trouvées aux problèmes exposés dans le film. J’espère qu’elles nous donnent cependant envie d’explorer la réalité dans sa complexité et ses contradictions.