Exagérations intéressées sur la révolution numérique

Enjeux • Si l’on en croit nombre d’auteurs et de journalistes, nous serions entrés, avec la révolution numérique, dans une nouvelle période de l’histoire de l’humanité modifiant radicalement notre civilisation. Pour diverses raisons, cet enthousiasme débordant peut sembler exagéré et il est sans aucun doute possible d’y déceler un discours idéologique voué à la défense du capitalisme.

Si l’on en croit nombre d’auteurs et de journalistes, nous serions entrés, avec la révolution numérique, dans une nouvelle période de l’histoire de l’humanité modifiant radicalement notre civilisation. On peut ainsi lire dans une conférence du philosophe Eric Lowen: «En 2008, 6 milliards d’êtres humains et déjà un milliard d’ordinateurs. D’ici quelques décennies, il y aura certainement autant d’ordinateurs que d’êtres humains, si ce n’est plus. Mais ce n’est pas la quantité qui est importante, c’est ce qu’amène cette révolution technologique, aussi importante que celle de la métallurgie ou du néolithique». Pour diverses raisons, cet enthousiasme débordant peut sembler exagéré et il est sans aucun doute possible d’y déceler un discours idéologique voué à la défense du capitalisme.

D’abord, il est intéressant de constater que les promesses actuelles des nouvelles technologies sont loin d’être nouvelles. Au début du XVIIe siècle, elles figuraient déjà dans l’agenda scientifico-technique de Francis Bacon, dont on citera quelques points: «Prolonger la vie», «Retarder le vieillissement», «Augmenter la force et l’activité», «Augmenter et élever le cérébral», «Transplanter une espèce dans une autre», «Instruments de destruction, comme ceux de la guerre et le poison», «Rendre les esprits joyeux, et les mettre dans une bonne disposition», «Fabriquer pour la terre des composts riches», «Produire des aliments nouveaux à partir de substances qui ne sont pas actuellement utilisées», «Fabriquer de nouveaux fils pour l’habillement; et de nouveaux matériaux, à l’instar du papier, du verre, etc.», «Minéraux artificiels et ciments».

Ce qui est significatif dans cette liste, c’est que certains éléments (engrais chimiques, textiles synthétiques, matériaux de construction, bombe atomique et armes chimiques) se sont déjà concrétisés dans les étapes antérieures de la révolution industrielle, alors que d’autres connaissent déjà un début de réalisation (génie génétique, antidépresseurs); quant à ceux qui restent (prolongation de la vie, élévation du cérébral), ils sont bien ceux que visent les scientifiques contemporains les plus audacieux. L’énumération baconienne milite donc plutôt pour une continuité que pour une rupture dans l’histoire des techniques. Bien sûr, on peut penser que la naissance d’une technique coïncide avec sa mise en œuvre et non avec sa première idée: si l’on parle civilisation, il est pourtant opportun de fixer le commencement à l’idée, car c’est elle qui traduit un changement de mentalité et ouvre la porte aux futures réalisations.

De ce point de vue, la seule grande révolution depuis le néolithique est la révolution industrielle qui, dès le XVIIIe siècle, a, dans bien des régions, substitué la machine à l’outil et remplacé l’économie de subsistance par une économie d’abondance. Il est évident que du XVIIIe siècle à nos jours, on assiste à un développement industriel constant où de nouvelles ressources, de nouvelles techniques et de nouveaux produits apparaissent, sans que le principe du fonctionnement économique ne change. On a commencé par exploiter le charbon qui a actionné la machine à vapeur pour la production textile et les transports, on a continué par le pétrole et l’électricité qui ont amené l’automobile et le téléphone, et c’est en se concentrant sur certains potentiels de l’électricité qu’on a mis au point Internet et la téléphonie mobile, la robotique perfectionnant de son côté les machines. La nouvelle phase industrielle que nous traversons comporte d’ailleurs toutes les caractéristiques des phases précédentes: exploitation d’abondantes ressources1, machinisme, production en grande quantité entraînant la baisse des prix et la croissance de la consommation, internationalisation.

Dans ces conditions, il peut être intéressant de se demander pourquoi beaucoup d’idéologues libéraux insistent sur le caractère inédit de l’actuelle évolution technique. Il n’est pas besoin d’avoir longtemps réfléchi pour voir les avantages qu’on peut tirer de l’annonce d’une révolution qui changerait l’humanité. Le premier avantage est la tendance d’une telle annonce à produire de l’enthousiasme: il est exaltant de vivre une période où presque tout va changer. D’autant plus qu’en général, ce qui est mis en avant, ce sont les conséquences positives (prolongation de la vie, amélioration de la communication). Prendre part au grand changement qui va rendre le monde meilleur, c’est une nouvelle mouture de l’espérance révolutionnaire du XIXe et du XXe siècles et c’est aussi l’écho de l’espérance millénariste des religions.

Un deuxième avantage est la conclusion que face à un processus de cette ampleur, on ne peut que s’adapter. Enfin, un autre avantage est que la dimension sociale est occultée: on tait la nature capitaliste du phénomène. On fait comme si la révolution industrielle, depuis trois siècles, n’avait pas été, la majorité du temps et dans la majorité des pays, le système instauré par la bourgeoisie pour maximiser ses profits. Les techniques ne sont pas neutres: les techniques actuelles sont les instruments nécessaires de l’entreprise capitaliste d’exploitation et d’aliénation comme l’étaient celles des usines de Manchester.

Ces remarques ne doivent bien sûr pas conduire à un refus radical du progrès technique, dont les travailleurs et les citoyens ont vu durant le XXe siècle qu’ils peuvent aussi bénéficier. Mais on ne peut pas non plus considérer que tout progrès technique issu d’abord des besoins d’expansion du capitalisme est à célébrer sans distance critique.
Car présenter les évolutions actuelles comme décisives autant qu’inéluctables, c’est tenter de gommer toute la dimension de lutte de classes qu’elles impliquent: résistance nécessaire au risque de chômage et d’exclusion entraîné par la robotisation, ainsi qu’au large contrôle du secteur informatique par quelques entreprises géantes américaines, aux inégalités prévisibles dans le partage des acquis de la technologie entre capitalistes, salariés et exclus (et aussi entre le Nord et le Sud), à l’utilisation surtout mercantile, individualiste et consumériste des nouvelles inventions.

Les travailleurs ne se sont jamais opposés par principe au progrès technique. Comme l’écrit François Jarrige à propos de l’anti-machinisme, dans l’ouvrage Technocritiques, du refus des machines à la contestation des technoscience: «En brisant les machines, (les ouvriers) ne se prononcent pas sur la technique en général, mais sur une méthode particulière qui, dans un contexte déterminé, menace leur existence». Le socialisme des XIXe et XXe siècles se signala même par son productivisme: c’est qu’à l’époque on n’avait pas fait l’expérience de la destruction de la nature et de l’endoctrinement consumériste. Aujourd’hui la position socialiste doit plus que jamais répéter que la technique n’a de valeur que si elle améliore, réellement et de façon égalitaire, ici et dans le monde entier, la vie concrète des êtres humains. Elle n’est pas une fatalité dont il faudrait accepter toutes les conséquences, si elles servaient principalement à accentuer l’embrigadement de la majorité au profit de la nouvelle classe capitaliste née en Californie.

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(1) La consommation d’énergie des smartphones équivaut presque à l’usage électrique annuel de l’Inde, jusqu’à 50 métaux sont utilisés pour les fabriquer, extraits surtout dans les pays du Sud déjà sous pression (République démocratique du Congo, Birmanie,…) (voir Politis,23-29 novembre 2017).