Qui elles sont par Pasolini

SPECTACLE • Meilleures amies à la vie, l’écrivaine et cinéaste Virginie Despentes et l’actrice Béatrice Dalle laissent en héritage un Pasolini marxiste hétérodoxe en rupture avec le PCI et prophétique sur fond de noise rock lyonnais. A retrouver sur le net après le Festival Antigel.

Virginie Despentes, Béatrice Dalle et le groupe Zëro. L'Hommage à Pasolini. maxresdefault

Si Pasolini vécut toute sa vie avec sa mère, il a trouvé dans le tandem Despentes-Dalle, des accoucheuses et veilleuses en révolte, révélation et détestation. Les deux icônes peuvent sans peine revendiquer la « maternité » de nouvelles perspectives à deux voix posées sur un poète, romancier, dramaturge, cinéaste qui se refusait à séparer l’art de la vie. C’est de la diversité de son œuvre protéiforme que s’essaye à rendre compte cet arpentage à deux voix féminines autour d’écrits qui ressemblent à l’orage (Les Lettres luthériennes, La Persécution, Hors du Palais…).

On y entend des éclats pasoliniens creusant la faille entre monde ancien et société industrielle consumériste, matérialisme et sacré, persistance du mythe et conscience révolutionnaire. Une œuvre prompte à se battre contre l’impossibilité de changer le monde. Une œuvre à laquelle peuvent s’agréger ceux qui sont « agités par le cauchemar de l’espérance ». « Tant que je ne serai pas mort, personne ne pourra être vraiment certain de me connaître, de pouvoir donner un sens à mon action (…) Mourir est donc absolument nécessaire parce que, tant que nous sommes en vie, nous manquons de sens », s’embaume vivant le poète Pier Paolo Pasolini en 1967 (L’Expérience hérétique).

A l’Alhambra, pour le Festival Antigel, c’est le temps, côté public le plus attentif, des rockeuses, new waveuses et timides gothiques. De celle qui vous glisse pour vous faire tenir séant à l’écart, qu’elle attend sur une effilée banquette en surplomb de scène « un petit cul ». Pas le vôtre, pour sûr, mais celui d’une sienne copine, au look de rappeuse façon La Gale, fusion de hip hop, punk et dressing flamenco rock.

Une lecture concertante en mode mineur

Cet hommage à Pasolini en « spectaculation lecturée » voit sa réalité augmentée d’une colonne sonore chaloupant entre ballade jazzy, noise rock et post rock. Il peut laisser formellement sur sa faim. A la scène, l’équilibre et le dialogue entre voix et musique sont moins inventifs et polysémiques que dans d’autres aventures concertantes réunissant écrits et musiques. Que l’on songe à l’association entre le guitariste compositeur Rodolf Burger et l’écrivain, poète et dramaturge français Olivier Cadiot avec ses voix enregistrées et mixées en direct (Psychopharmaka). Ou à la création d’une fusion opératique imbriquant un roman de l’écrivain français Eric Reinhardt, L’Amour des forêts et la musique de Feu ! Chatterton à l’impressionnante signature scénique. Mais aussi chansons du répertoire de l’un des groupes phares de l’Hexagone et titres créés avec les textes du livre.

Derrière Dalle et Despentes, le trio lyonnais Zëro, lui, est partagé entre clavier, batterie et guitare. Il sait garder l’art du rythme atmosphérique, de la choralité tragique ou du rhapsode en sourdine sans (trop) s’imposer. Le leitmotiv d’une existence s’y dessine. « Je n’aime pas la vérité, je n’aime que la réalité » et « Mieux vaut être ennemi du peuple, qu’ennemi de la réalité » : ces professions de foi sont attachées à un Pasolini qui se voulait « contemporain alerté ». A la contempler, on se souvient que, pour ses premiers pas en 2014 sur un plateau de théâtre, Béatrice Dalle marquait en Lucrèce Borgia d’une belle sobriété d’incarnation, astre crépusculaire pour lequel ici le champ de profondeur d’une lecture concertante n’était pas un vain mot.

Des stars et véhicules du texte

Pasolini affirme que « l’acteur du « théâtre de parole »… devra fonder son habileté à comprendre vraiment le texte. Et donc ne pas être interprète au sens de porteur d’un message… mais être le véhicule vivant du texte lui-même. Il devra être transparent sur l’idée : et il sera d’autant meilleur que le spectateur, en l’entendant dire le texte comprendra qu’il a compris. » C’est à ce dessein que s’emploient, avec un bonheur inégal, Dalle et Despentes cinquante minutes durant.

Entre les notes d’archets d’une partition musicale électronique toute en suspensions et échos réverbérés, l’actrice se glisse Au chevet d’un poète tourmenté largement oublié aujourd’hui par les scènes. Elle chevauche les lettres, en enquillant les accents toniques et traînants saupoudrés sur les « f » et les « s ». Ainsi vont les premières paroles des Lettres luthériennes : La Jeunesse malheureuse du Transalpin qui sont notamment la part pessimiste du constat porté par le sociologue Pierre Bourdieu sur les sociabilités et les héritiers : « Un des thèmes les plus mystérieux du théâtre tragique grec est celui de la prédestination des fils à payer les fautes des pères. Il importe peu que les fils soient bons, innocents, pieux : si leurs pères ont péché, ils doivent être punis. C’est le chœur, un chœur démocratique, qui se dit le dépositaire de cette vérité. Elle lui apparaît tellement naturelle qu’il l’énonce sans préambules ni illustrations. J’avoue que ce thème du théâtre grec, je l’ai toujours considéré comme quelque chose d’étranger à mon savoir, advenu « ailleurs » et « dans un autre temps ». Non sans une certaine naïveté d’élève, j’ai toujours considéré ce thème comme absurde et tout aussi naïf,  » anthropologiquement naïf »». Plus tard, dans l’évocation de son martyr à venir sur un terrain vague, l’actrice laisse l’émotion l’étreindre fugacement, n’oubliant pas la prescience d’une fin tragique qui a provoqué l’écriture. C’est alors à la fois enfantin, sincère ou non.

« Effort inutile. Mon sentiment est qu’ils (les fils, ndr) doivent être condamnés. On ne peut pas changer les sentiments. Ce sont eux qui sont historiques. C’est ce qu’on ressent qui est réel – malgré tous les faux-semblants dont nous pouvons user avec nous-mêmes.» (Lettres luthériennes : la Jeunesse malheureuse), répond de manière finement décélérée et incantatoire Despentes.

On entend aussi des fragments des Sonnets publiés après la mort de Pasolini et déclaration de désir à un acteur adolescent. Et c’est la confirmation que le désir homosexuel de l’auteur est comme le dépeint avec subtilité, l’un de ses biographes, René de Ceccatty une damnation (être condamné à « la chair » : «  l’amour de corps sans âme ») et une bénédiction, au sens baudelairien du terme, ou un chemin direct pour la réalité.

Dirigée en 2013 par Virginie Despentes dans son déroutant Bye Bye Blondie en forme de lutte des classes sur fond d’amours saphiques violents, Beatrice Dalle semble ici, par certains de ses tours et détours de voix, pister le grain de la peau d’un texte qui n’a rien perdu de son acuité. Ne rend-il pas explicite le lien développé par la nouvelle économie transnationale des années 70 avec la cassure de la transmission familiale ? L’actrice rebrasse les fluides et humeurs pasoliniennes. On croit retrouver par cette manière de se saisir des fragments dits, les détachant l’un après les autre, semblant les contempler sous plusieurs angles l’approche des corps déployée par la cinéaste Claire Denis au chœur de son baudelairien Trouble Every Day. Dans ce film pétri de l’inexorable sentiment de perte et d’une mélancolie viscérale, pasolinienne pour tout dire, Béatrice Dalle y incarnait, sur un mode quasi mutique, le destin malade d’un être vampirique jouant curieusement avec les peaux détachées dans une extase plus curieuse que désespérée.

Dans un entretien à Libération (4 août 2017), la star confie : « Je m’imprègne de tout ce que Virginie Despentes, qui est ma meilleure amie, me raconte. Il y a le cinéma aussi. J’ai découvert la tragédie par le cinéma. Je suis fan de Pasolini et c’est par ses films que j’ai connu les grands mythes, Médée, Œdipe… Quand j’ai découvert Accatone, j’ai d’abord trouvé tous les personnages ignobles. Puis je me suis dit :  » Qu’est-ce que j’ai de mieux qu’eux ? «  Rien. Je me suis mise à les aimer tous. Pasolini devait être un type très bienveillant pour faire ressortir les qualités des gens ordinaires. »

Apocalypse marchande et une scène jeunesse

Il y aussi cette manière singulière de Pasolini de reconduire et critiquer ce qu’il appelle « le conformisme »  des réflexions du Manifeste de Marx sur le rôle à la fois révolutionnaire et délétère de la bourgeoise. Cette dernière n’a laissé « d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt (…), a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange et, à la place des nombreuses libertés si chèrement acquises, (…) a substitué l’unique et impitoyable liberté du commerce. » (Le Manifeste).

C’est ainsi le procès des Pères et cette nostalgie du sacré qui se dessinent le mieux sous la lecture de Dalle, libre et fervente croyante, au lutrin, soulevant délicatement les feuillets d’un réel désencombré de projections imaginaires : « Un de ces pères qui se sont rendus responsables, d’abord du fascisme, ensuite du régime clérical-fasciste et faussement démocratique, et qui ont fini par accepter la nouvelle forme du pouvoir, le pouvoir de la société de consommation, le dernier des désastres, désastre de tous les désastres ! »

Lunettes cerclées de nuit posées sur le nez, le bras de l’actrice prend élégamment la mesure des volutes d’une idée d’une grande acuité qui sous-tend aussi la trilogie de Virginie Despentes consacrée à Vernon Subutex, ancien disquaire devenu SDF et DJ gourou : « la pauvreté n’est pas la pire des choses. C’est la misère culturelle qui lui donne toute sa laideur » (Pasolini). L’essayiste italien a souvent repris l’image d’un conflit entre deux puissances mortifères. Le réalisme « démocratique » du Capital, d’une part, le nihilisme terroriste des déshérités de l’autre. Si l’avenir ne se déploie pas du côté des « jeunes ensauvagés » des banlieues populaires, il a toujours paru parfaitement irresponsable à Pasolini, et partant à Despentes, de les abandonner politiquement et socialement, artistiquement et humainement.

Ainsi la « transmission » se doit-t-elle de n’être jamais « résignation, qu’elle soit l’invention d’un possible réellement étranger aux règles établies de notre situation. Qu’elle affirme les droits au poème de l’existence historique », comme le souligne justement le philosophe, romancier et dramaturge marxiste, Alain Badiou à propos de Pasolini. Dans Les Lettres luthériennes, c’est la jeunesse qui est la préoccupation majeure de Pasolini, comme elle sera plus tard dans toute l’œuvre de Despentes, littéraire et cinématographique. Plus spécifiquement un jeune imaginaire, archétypal, Genariello auquel il s’adresse dans une forme rappelant une lettre de Sénèque à Lucius. Il s’y révèle cruel, impitoyable face à une jeunesse apathique, devenant vulgaire vulgaire au contact de la marchandise.

Du haut de sa rage et de son dégoût, ils les qualifient de « monstres ». Mais il y a cette mélancolie de l’essayiste pour la jeunesse communiste qu’il veut à la tête du PCI, tout en publiant en grande partie un poème féroce et révélateur contre une certaine jeunesse étudiante de Mai 1968 dans les colonnes d’un célèbre quotidien. Une provocation afin que la jeunesse ne reconduise pas, dans ses revendications, la quête bourgeoise de la normalité. A l’en croire, « la seule chose que les étudiants connaissent réellement : c’est le moralisme du père magistrat ou expert, le vandalisme conformiste du frère aîné (naturellement engagé sur la route paternelle), la haine pour la culture de leur mère, aux origines paysannes bien que déjà lointaines. Cela, chers fils, vous le savez. Et vous l’appliquez à travers deux sentiments impérieux : la conscience de vos droits (on le sait bien, la démocratie ne considère que vous) et l’aspiration au pouvoir. »

Gravité pré mortem

Pour Pasolini, « le malheur atroce, ou l’agressivité criminelle, des jeunes prolétaires et sous-prolétaires, provient précisément du déséquilibre entre culture et condition économique. Il provient de l’impossibilité de réaliser (sinon par mimétisme) des modèles culturels bourgeois, à cause de la pauvreté qui demeure, déguisée en une amélioration illusoire du niveau de vie ». Saisir dès lors pour quelles raisons le jihad (et sa subjectivité nihiliste) peut substituer au vide plus existentiel que civilisationnel que ne peut satisfaire le culte de la marchandise si dénoncé par l’auteur des Ecrits corsaires dont l’un des textes lu par Dalle est le prolongement. Cela en (re) lisant les éclats de la tragédie du Bataclan, dont l’une des victimes Guillaume Vallette, 31 ans, s’est donné la mort le 19 novembre 2017 deux ans après le massacre (15 novembre 2015 : 130 morts, 4000 victimes psychologiques directes et indirectes) qui hante littéralement les derniers écrits de Despentes.

Se souvenir aussi de ce fragment des Ecrits corsaires, où Pasolini s’attaque ainsi au lissage de la diversité par la globalisation contemporaine : « La fausse expressivité du slogan constitue le nec plus ultra de la nouvelle langue technique qui remplace le discours humaniste. Elle symbolise la vie linguistique du futur, c’est-à-dire d’un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé ».

Diseuse et passeuse effacée et humble, t-shirt et jeans slims noir, petit ventre et cernes en ridules comme elle les vaut si bien, l’écrivaine a peut-être retrouvé dans les écrits pasoliniens,  formes de l’incivilité et de la surrection (ou soulèvement lent et progressif) quelque chose de sa fureur solitaire. Mais aussi de sa détermination à penser contre son confort, l’air du temps, sa famille de pensée (le progressisme), contre elle-même et les pouvoirs. Ainsi « Internet est l’instrument de la délation anonyme, de la fumée sans feu et du bruit qui court sans qu’on comprenne d’où il vient », écrit-elle en 2016 dans Vernon Subutex (Tome I). Il y a dans la série et saga branchées en courant continu sur le réel signée Despentes une série de tableaux sismographiques de la France d’aujourd’hui (attentats Charlie et Bataclan, utopie avortée de Nuit debout, anticapitalisme…), dont il faudrait étudier les liens pluriels avec les constats sociétaux et culturels chers à Pasolini.

Pour Pasolini, c’était l’insurrection contre le pouvoir allant se délitant d’une Démocratie chrétienne, dont il prévoit la liquidation dans le berlusconisme qui n’a pas encore de nom, contre les fascismes à visages multiples, contre le pouvoir de l’argent, un autre trait que partage avec lui Virginie Despentes. Une colporteuse d’essences pasoliniennes au visage lunaire un peu hébété de tout. dansant légèrement sur place, proposant une gestuelle parfois d’automate, elle n’est pas corsetée dans le  tragique sémaphorique de La Callas dirigée par Pasolini dans son film Médée.

Christophe Pequiot

Pasolini lu par Virginie Despentes et Béatrice Dalle avec le groupe Zëro. A écouter sur le site de France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/latelier-fiction/pier-paolo-pasolini-par-virginie-despentes-beatrice-dalle-et-le-groupe. A voir en captation filméE à la Maison de la poésie, Paris : https://www.youtube.com/watch?v=Fjb7XE3qFoM