Face à la mafia, des vies en état de siège

Cinema • Dans un centre d’accueil, une assistante sociale lutte pour qu’un avenir soit trouvé aux enfants confrontés à la mafia et la misère. Jusqu’au jour où une «intruse» bouleverse son quotidien.

L'assistante sociale Giovanna (Raffaela Gordiano) est aux prises avec les déterminismes sociaux et les préjugés dans un Centre d’accueil pour enfants (photo: Gianni Fiorito).

Les films sur la Camorra, la mafia napolitaine urbaine, tels Gomorra notamment et ses dérivés en série tv ont souvent conditionné un regard axé sur des destins masculins et une approche manichéenne. Les figures de femmes de la mafia? Des dirigeantes claniques impitoyables, des épouses complices contraintes ou non, des victimes silencieuses, impuissantes ou martyrisées et exécutées si jugées «collaboratrices avec la justice».

Formé au documentaire, le réalisateur Leonardo Di Costanzo veut donner, lui, dans L’Intrusa (L’Intruse), une vision contrastée, complexe et paradoxale de la relation à la pieuvre criminogène. Il la conjugue au féminin par un duo de tragédie grecque enfermé dans des contradictions, fidélité à la parole donnée et loyautés qui les déchirent. «C’est un film sur ceux qui vivent avec la Camorra jour après jour, sur ceux qui, jour après jour, essaient de lui prendre du terrain, de rallier des gens à leur cause, de parvenir à un consensus social sans pour autant être juge ou policier», relève le cinéaste.

L’opus ne compte significativement aucun coup de feu ni crime de sang. Un drame lui sert de prologue, un habitant du quartier a été tué par erreur dans un règlement de comptes entre caïds de la Camorra. L’épouse du coupable arrêté, Maria (Valentina Vannino, d’une justesse au rasoir dans sa dimension seule contre tous), survit avec sa petite fille, Rita (Martina Abbate épatante de résistance à la guidance maternelle et de sauvagerie rentrée), et un bébé dans un cabanon en parpaing et tôle ondulée à l’intérieur de l’enceinte d’un centre d’accueil.

Victimes de logiques communautaires
«A quel moment, à quel instant, agissons-nous sans faire le calcul sordide de ce que nos actes doivent nous rapporter?», s’interroge le philosophe Vladimir Jankélévitch, critiquant les donneurs de leçons et les rentiers de la vertu, (Traité des vertus). Ces mots pourraient servir de maxime à la figure de la travailleuse sociale bénévole, modèle d’abnégation et de désintéressement. Antigone contemporaine, Giovanna a imaginé un lieu de vie qui accueille les enfants sans distinction. Elle y rend une forme de justice, soulignant droits, responsabilités et devoirs de chacun-ne. Ce, en l’absence de toute présence sociale d’un Etat démissionnaire n’intervenant que par la force policière et qui condamne l’épouse du malfrat à une identification sans rémission au milieu du crime.

Eminemment solitaire dans ses choix cornéliens, Giovanna, qui rappelle de grandes figures du cinéma néoréaliste italien, a choisi de faire prévaloir les lois de l’accueil qui fondent son engagement social. Sensible à tout le tissu relationnel invisible autour des êtres, elle a perçu, en cette compagne d’un membre de la Camorra, une damnée vivante contrainte de vivre quasi forclose dans une forme d’«enfer» ou de damnation d’une enterrée vivante. Si cette ex-compagne peut être aidée par une solidarité clanique mafieuse, comme le suggère une mère d’enfants fréquentant le Centre, ce geste se limite à permettre l’achat de denrées de base chez un être à cran. Cette femme ne peut compter sur aucune forme d’assistance sociale légale ni entrevoir la possibilité même de vivre une vague féminité émancipée (poignante scène où elle enlève le peu de rouge mis à ses lèvres et ses boucles d’oreilles).

On comprend ainsi en creux qu’en refusant tout contact avec des femmes du clan tentant de la «suborner» et avec son mari emprisonné, elle renonce potentiellement à un pouvoir conséquent. «Car depuis les années 1990, le régime carcéral 41 bis donne très peu de temps de parloir aux mafieux emprisonnés. La priorité est donnée aux visiteurs très proches comme la femme ou la fille. Elles jouent le rôle de passeurs d’information entre le prisonnier, qui conserve son titre, et le clan», souligne la réalisatrice Anne Véron, coauteure du livre Des femmes dans la mafia. Madones ou marraines? Rejetée de partout excepté de Giovanna, sa seule solution sera-t-elle la tentation de la disparition pour sauver le Centre?

Du lien face au rien
Incarnée par une danseuse et chorégraphe historique italienne, Giovanna tente de tisser des liens là où il n’y en a plus guère avec des enfants désocialisés. Cou dressé, poitrine haute, Raffaela Gordiano, ancienne élève des chorégraphes Carolyn Carlson et Pina Bausch, ressemble à l’écran à ses solos dansés dont Fiordalisi : fendre l’espace, le fouiller pour rassembler les fils d’une énigme, dont la solution se dérobe sans cesse. Et où la compréhension se heurte à la suspicion et aux lois du sang. Souvent mutique, son jeu développe une forme de connexion entre son inconscient et celui du spectateur. Elle semble écrire dans l’air les entrelacs de son sentiment de solitude, de son désir d’apaisement.

Giordano donne à voir la quête d’une femme aux prises avec ses soubresauts intérieurs. Mais surtout déterminée à tout perdre pour sauver ce qui fait le sens d’une vie, la compréhension d’une souffrance butée que tout appelle à rejeter. Son choix résolu de donner asile à «l’Intruse» est ainsi contrecarré par l’attitude hostile des responsables de l’Ecole puis des parents qui la lâchent et boycottent «la Ferme», jouant sur la peur pour les enfants face à la mafia, les instrumentalisant dans un vaste jeu social qui n’est aussi qu’une machine à exclure celle qu’elle condamne à l’invisibilité et à l’exil dès lors qu’est constatée la faillite d’un humanisme fondé sur l’universalité. Autour des questions du corps, du temps, de la souffrance et de la perte, Rafaella Giordano en Giovanna cherche sa formule secrète, entre résistance ardente aux conditionnements sociaux, doutes et douleur.

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L’Intrusa. Cinémas du Grütli, Genève et Cinéma City Club, Pully.