Fernando Pessoa ou la tragédie d’exister

Théâtre • Gian Manuel Rau et l’Ensemble Rue du Nord livrent une version concrète et abstraite, musicale et théâtrale, notamment autour du «Livre de l’intranquillité», de Pessoa. Exigeante et d’une grande fidélité à l’écrivain, elle est à découvrir à L’Oriental de Vevey.

La pièce présente un kaléidoscope de fragments de l’œuvre du poète portugais, Fernando Pessoa (DR).

En fond de scène de la création Il y pleut sans cesse, le décor épuré suggère une forme beckettienne et désespérée d’une sorte d’«En attendant Pessoa». La pluie voit ses gouttes figées sur la fenêtre du logis de Pessoa à l’escalier défoncé, brisé comme une vie oscillant entre ruines et chantier d’écritures. Une rangée de verres figure les escapades bistrot, où l’écrivain portugais ne se dispensa pas de l’ivresse.

«Avec l’Ensemble Rue du Nord, nous avons inventé un paysage acoustique: les musiciens y sont autant d’aides-comptables qui essayent de préentendre les non-dits, d’inventer les éventualités d’une action scénique, de réveiller des orchestres endormis pour préentendre un univers qui se cache entre ses lignes», explique le metteur en scène Gian Manuel Rau dans la feuille de salle qui accompagne le spectacle.

Réveiller l’écoute
Au fil d’une nuit d’insomnie, l’être intime de Pessoa et ses «doubles» ou hétéronymes aspirent à l’éternel retour à l’enfance. Pessoa pense aussi son enterrement et son au-delà comme oubli de sa «personne» («Pessoa» en portugais), aiguillonné par son inutilité/nullité autoproclamée à vivre hors de l’art. Comme chez l’auteur portugais, l’écriture fragmentaire, ici intimement liée au discours musical, se fait imprévisible, énigmatique. «Le Livre de l’intranquillité est empli de descriptions de bruits, de pluie, faisant flotter son narrateur. Le spectacle veut donner le sentiment d’une nuit symphonique angoissée évoquée par le poète. Sa façon merveilleuse et compliquée de disparaître en vivant a aiguisé ma curiosité», précise Rau en entretien.

Comment traduire à la scène cet espace de l’ombre, lieu indéfinissable jeté entre vie et trépas, ces «limbes» que Pessoa arpenta humblement et avec une lucidité inégalée? Dès son entame, voyant les musiciens performeurs tâtonner l’espace alentour, les yeux bandés, Il y pleut sans cesse infuse progressivement les portes de la perception du spectateur. Et marque durablement par la densité et la ténuité de sa texture sonore souvent ouatée (jazz, rock, classique, sérielle), sa tranquille incertitude toute en allusions dans la captation des éléments clés de la galaxie Pessoa.

«A l’initiative du compositeur et musicien au sein de l’Ensemble Rue du Nord, Laurent Bruttin, je poursuis une démarche de longue haleine menée sur Le Livre de l’intranquillité, confie encore Rau. J’adore faire des spectacles sans action ni histoire, ponctués d’interstices et silences. Pessoa est un masque qui s’essaie à disparaître au sein d’un univers nocturne silencieux, triste, tout en évitant le pathétique. Dans les micromouvements dépliés sur le plateau, se lisent l’ennui et le vide, le minimalisme et la révolte contre l’inconvénient d’être né qui rejoint l’univers de Cioran.»

La chanteuse Wanda Obertova trouble par une scansion intérieure, une voix retenue, s’évanouissant, ressurgissant. Sur une marche funèbre rappelant les groupes Sonic Youth et Bauhaus, la Montreusienne psalmodie en anglais les mots de Pessoa dans l’exact désir de l’auteur d’une voix qui essaie à se dire, un cri étouffé, la mélopée d’une vie qui tente d’exister: «Je n’ai foi en rien, espoir en rien, charité pour rien», entend-on.

Symphonie nocturne
Des éclats de texte se font ritournelles, matières, textures, figures de Pessoa, «kaléidoscope de fragments» comprenant notamment, outre des extraits du Livre de l’intranquillité que son auteur a écrit sous le «semi-hétéronyme» de Bernardo Soares, un passage en langue originale d’Ode maritime. «Dans ces impressions décousues, sans lien entre elles, je raconte avec indifférence mon autobiographie sans événements, mon histoire sans vie. Ce sont mes Confessions, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à dire», avance Pessoa, qui écrit aussi: «Il pleut sans cesse. Qu’ai-je fait de ma vie ?»

La douceur de l’imagination et de l’intelligence débouche chez lui sur des écrits qui marquent par leur qualité tactile, sensorielle et sensuelle. En un amas indéfini, les sensations infusent l’esprit de l’écrivain pour y devenir une pensée frémissante, vibrante de l’écho d’un son, d’un bruit ou d’une vision fugitive.«On prétend que tous mes écrits sont mensonge ou simulacre. Point du tout: c’est avec l’imagination que je sens. Du coeur je ne me sers point.»

Le Livre de l’intranquillité est formé d’un recueil inachevé mêlant notamment réflexions et pensées, aphorismes et  poèmes en prose écrits et notés sur des feuillets épars entre 1913 et 1935.   Il est un parcours angoissé, un voyage intérieur et douloureux mené entre le réel et le rêve, la vie et la non-vie. Il affirme la victoire du rêve sur la vie et le refus voire une certaine incapacité à exister. Ces fragments ont-ils été une forme d’exorcisme pour Pessoa face au vertige d’exister, à la tragédie silencieuse de vivre que l’auteur a su saisir à de nombreux niveaux de la conscience et de l’être ? La question reste ouverte. Fulgurant de lucidité, le poète constate: «Quel désespoir de la conscience, quelle angoisse d’exister, prisonnier de moi-même sans pour autant déborder au-dehors, et recomposent mon être en tendresse, en crainte, douleur et désolation. Quel excès, inexplicable, d’une détresse absurde ; quelle douleur poignante, orpheline de tout, et si métaphysiquement mienne…»

Cette angoisse existentielle débouche sur un spectacle qui a l’art d’effleurer les thèmes et motifs essentiels de l’écrivain: la mélancolie empreinte de nostalgie d’un désir d’ailleurs («saudade»), celui de l’enfance «lointaine» et perdue, de l’ennui, de la lassitude à exister, de la quête impossible d’un absolu, du naufrage de la personnalité. D’où, sur le plateau de L’Oriental de Vevey, ces états de corps immobiles, épuisés, rampants, éclatés sur un escalier, visages passés au gris qui rappellent les films de Roy Andersson (Songs from the second Floor) et de Gus Van Sant (Last Days).

Textes puzzle
Ce travail scénique atmosphérique  est basé  notamment sur un Catalogue des  « bruits » contenus dans certains fragments du Livre de l’intranquilité et réalisé par le metteur en scène comme document de travail. A la recherche de «l’ouïe du rêve», comme l’avance l’écrivain lusitanien, il est divisé en plusieurs parties, dont «bruits/sons de l’extérieur», «orages», «actions (sonores) et didascalies». Et développe une correspondance étroite avec les partitions exécutées par les sept musiciens au plateau, Laurent Bruttin, Ariel Garcia, Benoît Moreau, Luc Müller,  Raphaël Raccuia, Dragos Tara ainsi que par la chanteuse Wanda Obertova.

On songe ainsi  à tout un pan de la création musicale du siècle dernier, où des 1945 nombre de compositeurs ne respectent plus «l’intégrité linguistique» du texte qu’ils mettent en musique. Evoquant l’approche des silences et intervalles très écrits chez le musicien allemand Helmut Lachenmann ou les compostions transalpin Luigi Nono, le texte prend des allures pointillistes, celles-là mêmes de la musique qui l’enrobe et s’en dérobe. La musique révèle aussi le texte jusque dans ses soubassements inconscients, ses mouvements et rythmes les plus secrets. La relation du silence est ici relation à l’infini, à l’impensable, à l’espace béant d’une interrogation. On est ainsi proche de certaines œuvres de Luigi Nono, qui veulent «réveiller l’oreille, les yeux, la pensée humaine, le maximum d’intériorisation extériorisée», comme le confie le musicien en 1983.

Dans ce spectacle un brin radical, dont la dramaturgie semble émaner directement des textes de Pessoa, la forme finit par masquer épisodiquement le fond, bien que les deux soient intimement liés. Pourquoi dès lors ne pas se laisser bercer par cette orchestration subtile entre paroles, musiques et corps ? On s’en extrait comme d’un rêve avec l’envie de parcourir toute l’œuvre de Pessoa.

***
Il y pleut sans cesse. L’Oriental, Vevey. Jusqu’au 18 février. www.orientalvevey.ch