Troubles dans le genre et amour fusionnel

Cinéma • Fidèle à l’esprit du cinéma expérimental new-yorkais, Marie Losier signe le portrait kaléidoscopique et éthéré d’un artiste transgenre uni par un amour passionnel, transformiste et enfantin à sa muse fantomatique.

Lady Jaye et le performer-musicien, Genesis P-Orridge ont poussé leur fusion jusqu’à la création d’une seule entité grâce à la chirurgie plastique.

Le film «The Ballad of Genesis and Lady Jaye» (2011) se fait le sismographe du quotidien infra-ordinaire et fantasque d’un couple. Celui-ci est formé par le musicien performeur et écrivain Breyer P-Orridge Genesis, né Neil Megson, admirateur de Burroughs, des poètes beat, de Zappa et John Cage, et chanteur de groupes cultes comme COUM Transmission, Throbbing Gristle et Psychic TV, et sa compagne-partenaire artistique, Lady Jaye Breyer P’Orridge. L’infra-ordinaire? C’est ce que l’écrivain Georges Perec dépeint comme une observation attentive de «ce qui se passe chaque jour et revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel».

Ballade impressionniste
Cherchant à capter l’essence des sujets de son film «via une multiplicité d’angles, en retirant plusieurs couches de réalité afin de révéler quelque chose d’inattendu», Marie Losier fait du quotidien conjugal et performatif de Genesis et Jaye, suivi durant 7 ans, le miel de son docufiction théâtralisé et essai filmique fort éloigné des biopics habituels.

La réalisatrice mobilise notamment la palette filmique et esthétique du chantre du « journal filmé » avant-gardiste new-yorkais, Jonas Mekas (Walden) : caméra bolex 16 mm et son grain organique comme la pellicule, flous volontaire ou non collage éclaté ou cut-up visuel, vignettes performatives dérivées bien plus du dadaïsme que des théâtralités scéniques des groupes animés par Genesis (COUM Transmission, Throbbing Gristle et Psychic TV). La réalisatrice précise que Genesis et Jaye «adoraient les scènes oniriques assez surréelles que je leur faisais faire car c’était à l’encontre de tout ce que les gens avaient construit jusqu’alors autour d’elles.»

Mais dans la danse avec la caméra de la cinéaste venue de la peinture, s’affirme l’influence revendiquée de l’homme de théâtre américain Richard Foreman, qui s’intéresse aux mécanismes de la perception pour libérer les imaginaires. Travaillant sur les strates de l’inconscient, il traite les personnages et les objets comme des pantins inertes ou animés dans des spectacles construits sur le modèle d’un voyage archétypal, d’un mystère théâtral médiéval fasciné par les paillettes du music-hall, leur vacuité, et le grotesque. L’amour ne devient-il pas dans le film un espace où libérer son moi profond, qui ne peut s’exprimer pleinement dans les rôles sociaux et scéniques?

Amour fusionnel
Par amour, Genesis P-Orridge a décidé de se «fondre» avec Jaye en une seule entité, par la chirurgie plastique, afin de lui ressembler trait pour trait. Si Genesis est une légende de l’avant-garde anglo-américaine de ces quatre dernières décennies, et fut l’un des pères de la musique industrielle, son «double» ne semble d’abord qu’une projection des fantasmes énamourés du musicien. En voix off, l’artiste raconte l’apparition surgie du rêve de Jaye dans son rôle de dominatrice au Jacky 60, un club new-yorkais lié au sexe et à la performance. Une brindille , dont la silhouette est tirée en série pour t-shirts dans un style néo-wahrolien, comme une révolutionnaire godardienne de pop art, AK47 et costume viet minh ouvrant sur la nudité d’un torse de top model. Cette forme inédite se nomme Jaye, infirmière et performeuse SM, aime et est aimée au coeur d’une sororalité complice (enfin, c’est ce que suggère le film).

La brindille silencieuse, énigmatique, a le cœur fragile des héroïnes de roman russe de la fin du 19e siècle. Et c’est d’une insuffisance cardiaque qu’elle décède en 2007 alors que Genesis, envoûté et énamouré par ses projections intimes, en avait fait sa muse et l’âme de son groupe, Psychic TV. Musicalement, on navigue sur le ton nonchalant et aigrelet de Genesis, une «voix à la Lou Reed ou Bob Dylan» selon la cinéaste, du rock expérimental au post-punk, en passant par l’acid house, le psychédélique, l’industriel, avec le talent de la bassiste tour à tour crunchy et groovy du groupe, Alice Genese.

Pour son film, la cinéaste, qui fera l’objet d’une rétrospective au prestigieux MOMA de New York en novembre, s’est probablement souvenue de Just Drifting, premier morceau de Psychic TV, poignante et traînante ballade pop lyrique composée sur un poème de Genesis, qui fut un enfant timide et fantasque. Adressée à son enfant, les paroles de cette chanson valent pour la relation de l’artiste à Jaye: «Comme un flux de pays,/Endormi à la discussion (l’engourdissement du contenu)… Ma petite fille,/Précieuse et pure… Tu me caresses avec amour simple /Tu me possèdes avec amour simple».

Artiste hybride
A l’instar de son film, L’Oiseau de la nuit (2015), le cinéma de Marie Losier, qui enseigne aussi à la HEAD genevoise, recueille, ressaisit et réunit à la manière d’un herbier ou d’un catalogue, figures hybrides, transgenres traversant ses films, comme le souligne justement Nicole Brenez, historienne des avant-gardes cinématographiques, pour laquelle «tout film ne fait jamais que filmer un corps en mouvement».

Genesis apparaît ainsi telle une chimère en reconfiguration fréquente, qui n’a pourtant presque rien de monstrueusement bizarre comme les frères Bogdanoff. Cette forme inédite de métamorphose physique se nomme «pandrogénie» selon Genesis. L’idée est tirée du cut-up littéraire, imaginé par ses amis Brion Gysin et William S. Burroughs. «Il s’agit d’un mot inventé et créé par Genesis, dont le principe est de mélanger deux êtres pour n’en devenir qu’un. C’est une personne qui n’est ni féminin, ni masculin, vivant sans aucune contrainte dans notre société. On peut dire qu’il s’agit d’un être libre qui peut évoluer, une sorte d’éternel entre les deux», explique la cinéaste

Transgressant les limites physiques et symboliques du corps humain, Genesis semble à mi-corps ou incarnations entre plusieurs souvenirs. Celui de l’acteur allemand halluciné, sulfureux, nombriliste et tyrannique, Klaus Kinski. Ou celui de l’artiste corporelle historique Orlan, qui a fait du bistouri un processus d’altération et d’hybridation de l’identité féminine. Le film dessine in fine une expérience singulière de la frontière poreuse entre réalité fluide et recomposée d’un corps, intimités théâtralisées et fictions développées à la scène et à la vie.

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Film projeté au Cinéma Spoutnik, du 25 au 27 février (en présence de la réalisatrice) à 20h30. Rens.: www.spoutnik.ch