Sans-papiers: une lente évolution

Suisse • Genève vient de faire le bilan intermédiaire de son opération «Papyrus», visant à régulariser les sans-papiers. Où en est-on sur ce sujet dans le reste de la Suisse? Denise Efionayi-Maeder, directrice adjointe du Forum d’étude des migrations et de la population de l’Université de Neuchâtel, a répondu à nos questions.

«Papyrus représente l’aboutissement d’un long travail de conviction et une belle victoire pour les milieux de défense des sans-papiers», estime Denise Efionayi-Maeder (Photo: Carlos Serra).

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Une année après le lancement de l’Opération Papyrus, les perspectives des personnes sans statut légal à Genève sont nettement améliorées. Cependant, le ton politique se durcit parallèlement sur cette question au niveau fédéral. L’occasion d’évoquer quelques enjeux clés de la migration irrégulière à Genève, en Suisse et en Europe avec Denise Efionayi-Maeder, directrice adjointe du Forum d’étude des migrations et de la population de l’Université de Neuchâtel.

La Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national a déposé fin janvier un texte qui inquiète les milieux de défense des migrants. Celui-ci veut notamment priver les personnes sans autorisation de séjour de l’affiliation aux assurances sociales et faciliter les échanges d’information entre les organes étatiques sur ces personnes. Cette prise de position intervient alors qu’à Genève, tous les acteurs liés de près ou de loin à l’opération «Papyrus» se félicitent de son succès. Comment interprétez-vous ce paradoxe?
Denise Efionayi-Maeder Il y a toujours eu des tensions dans le domaine des sans-papiers entre les intérêts de l’Etat et sa politique d’immigration d’une part, et l’exigence de respect des droits humains et sociaux d’autre part. L’absence de cohérence et d’uniformité dans l’application des politiques n’est pas quelque chose de nouveau. Il existe des précédents récents de propositions pour subordonner des droits existants au contrôle migratoire, comme celle en 2013 du conseiller national valaisan Oskar Freysinger qui s’attaquait à la scolarisation des enfants sans-papiers et en 2011 du conseiller national zürichois Alex Ruprecht, qui s’en prenait à l’affiliation de sans-papiers à l’assurance-vieillesse et à l’assurance-maladie.

Les cantons de Vaud et de Bâle s’intéressent de près à l’Opération Papyrus. A défaut d’opter pour un programme de régularisation, les villes de Berne et Zürich vont vraisemblablement introduire une carte d’identité pour les personnes sans statut légal. La sensibilité de l’opinion en Suisse-Alémanique sur le sujet est-elle en train d’évoluer?
L’évolution est lente. Pour l’instant, le débat sur ces questions y est assez confidentiel. Les amalgames sont encore très courants. L’argument de «l’appel d’air» est par exemple souvent brandi sans réelle connaissance de la problématique. Il existe cependant des acteurs qui s’intéressent de près à la question et qui agissent dans des domaines variés comme la santé, le conseil psychosocial, le soutien au logement. Mais ils travaillent dans l’ombre et souvent dans la peur. A Genève, au contraire, on discute de ce sujet depuis longtemps et le débat est assez serein. Il touche des milieux larges, y compris à droite.

D’après vous, quels sont les facteurs qui expliquent que le climat à Genève soit plus favorable sur ce thème?
Les milieux d’aide et de soutien aux sans statut légal ont été étroitement associés à cette expérience dès le départ. Papyrus représentait aussi l’aboutissement d’un long travail de conviction et une belle victoire pour les milieux concernés. Parce que cette expérience pilote pourrait inspirer d’autres cantons, il y a aujourd’hui un grand souci que les choses se passent bien. Cela explique que la communication sur ce sujet soit prudente et calibrée. Il faut se souvenir qu’une expérience comparable avait été envisagée en 2005 et s’était soldée par un échec. Le contexte politique était alors différent. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la mobilisation en faveur des migrants qui relèvent de l’asile à Genève ne rencontre pas le même succès. Dans ce domaine, Genève est tout aussi restrictif que les autres cantons.

A ce propos, avec l’évolution de la provenance géographique des populations qui migrent vers la Suisse, n’avez-vous pas l’impression que la distinction traditionnelle entre asile et migration de travail n’est plus véritablement opérante?
La distinction reste valable car elle a des implications concrètes. Ainsi, seuls environ 5% des requérants d’asile ont réellement accès au marché du travail. Les nouveaux programmes d’intégration par l’emploi, notamment mis en place dans certaines régions pour les requérants dans l’agriculture, ont une portée très restreinte. Il arrive cela dit que des personnes qui pourraient demander l’asile décident d’y renoncer, en particulier lorsqu’elles sont soutenues par les pairs de leur communauté et qu’elles restent en Suisse car elles y trouvent du travail. Du point de vue du vécu psychologique des personnes concernées, la distinction n’a cependant pas forcément beaucoup d’impact. Elles doivent souvent faire face au même type de difficultés.

Le programme de régularisation Papyrus tout comme les autres mesures progressistes en ce moment à l’étude sont-elles susceptibles d’alléger les problèmes récurrents de santé que doivent affronter les personnes sans statut légal? L’accès aux soins de santé pour cette population est-il selon vous un enjeu majeur?
Les progrès réalisés dans le domaine des droits des sans statut légal ont un lien avec la prise de conscience du problème dans le domaine de la santé. Grâce à un programme santé-migrants ambitieux mis en place dès les années 1990 au niveau national et au fait que les acteurs du domaine ont acquis une compétence reconnue, il a été plus facile de contrer les arguments de ceux qui s’opposaient à l’affiliation des sans-papiers à l’assurance-vieillesse et à la LAMAL. Cela dit, les modèles d’affiliation ne sont pas les mêmes d’un canton à l’autre. De nombreux sans-papiers qui devraient l’être ne sont pas assurés. Dans certains cantons, les subsides à l’assurance-maladie ne sont pas accessibles ou suffisants pour inciter les personnes sans statut légal à s’affilier. Il faut garder en tête toutefois que les personnes qui migrent sont tendanciellement plus jeunes et en meilleure santé que la moyenne de la population.

Peut-on tirer des enseignements des politiques en matière de régularisation des autres Etats européens? Quels facteurs peuvent expliquer la décision des autorités de favoriser ou non la régularisation collective?
Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte. En Espagne, avant 2008, par exemple, la conjoncture économique était très bonne. Il existait aussi une affinité culturelle. Les personnes ayant bénéficié de la régularisation collective ont souvent été naturalisées dans les deux ans qui ont suivi. En Allemagne, une véritable angoisse démographique, liée à la diminution constante de la population, a expliqué la politique d’ouverture à la migration. En France, l’augmentation de la population est liée à une politique familiale encourageant la natalité. Si la Suisse n’a pas de politique familiale équivalente, sa population a augmenté régulièrement avec un apport de l’étranger fluctuant, mais ininterrompu. Dans certains cas, comme en Italie, les régularisations ont été effectuées par à-coups, les unes après les autres, sans véritable plan coordonné.