Le riche patrimoine vivant des chants de lutte

La chronique de Jean-Marie Meilland • On adopte aujourd'hui parfois une certaine distance par rapport au répertoire des anciennes chansons de lutte, auxquelles est reprochée une tonalité par trop fanatique et violente. Je voudrais dans cette chronique apporter des nuances à ce jugement et, s’il en est besoin, défendre le patrimoine des chants dits «révolutionnaires».

Dans un article du recueil La Chanson politique en Europe (Eidôlon n° 82, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008)), consacré entre autres à l’Internationale, à la Varsovienne et à la Jeune Garde, Jesus Cuenca de la Rosa écrit: «Ces discours (= ceux des chansons) font partie d’une doxa, ou courant d’opinion, qui s’est formé en fonction d’une configuration idéologique affirmant en premier lieu le combat inéluctable, même si mort s’ensuit». Il ajoute: «Le destin tragique qui comporte la perte de la vie pour rendre possible la rédemption… devient une valeur positive: le meilleur destin pour un combattant/ révolutionnaire». S’il en est bien ainsi, on peut comprendre la distance aujourd’hui parfois adoptée par rapport au répertoire des anciennes chansons de lutte auxquelles est reprochée une tonalité par trop fanatique et violente. Je voudrais dans cette chronique apporter des nuances à ce jugement et, s’il en est besoin, défendre le patrimoine des chants dits «révolutionnaires».

Un premier aspect valant qu’on le signale est l’existence de chants ne comportant pas les caractéristiques précédemment citées. Le beau Chant des ouvriers de Pierre Dupont (1846), portant l’esprit de 1848, est une célébration poétique, généreuse et pacifique, de la communauté de destin des travailleurs: «Mal vêtus, logés dans des trous,/ Sous les combles, dans les décombres/ Nous vivons avec les hiboux/ Et les larrons amis des ombres…». Il appelle à la nécessaire solidarité: «Aimons-nous, et quand nous pouvons/ Nous unir pour boire à la ronde,/…/ Buvons…/ A l’indépendance du monde!» Et montre le chemin d’une société délivrée des oppresseurs qui fomentent les guerres aux dépens des pauvres: «A chaque fois que par torrents/ Notre sang coule sur le monde,/ C’est toujours pour quelques tyrans/ Que cette rosée est féconde;/ Ménageons-la dorénavant,/ L’amour est plus fort que la guerre…».

Une autre remarque aura trait aux chants dont on peut relever le message plus exalté. On peut retenir dans l’Internationale (1871-1888) le célèbre: «Du passé faisons table rase,/… Le monde va changer de base» comme le «c’est la lutte finale» du refrain. La Varsovienne (1893) proclame: «Nous lancerons la vengeance puissante/ Et nous serons à tout jamais victorieux», alors qu’en écho La Jeune Garde, chant des jeunesses socialistes et communistes françaises composé en 1912, déclare: «C’est la lutte finale qui commence,/ C’est la revanch’ de tous les meurt de faim/ C’est la révolution qui s’avance,/ Et qui sera victorieuse demain». S’étonner de cette veine millénariste, c’est oublier le contexte politique qui régnait entre le XVIIIe et le milieu du XXe siècle, où la croyance dans un progrès inéluctable était bien ancrée et où la confiance de la gauche dans le rôle positif des bouleversements révolutionnaires était quasiment générale.

Un autre point à souligner concerne les énoncés répétés sur la mort et sur le sacrifice. La Varsovienne dit ainsi: «En rangs serrés l’ennemi nous attaque/ Autour de notre drapeau groupons-nous./ Que nous importe la mort menaçante/ Pour notre cause soyons prêts à souffrir…». Ce que relaie la Jeune Garde: «Nous combattons pour la bonne cause,/ Pour délivrer le genre humain/ Tant pis si notre sang arrose/ Les pavés sur notre chemin». C’est un rappel tout aussi clair de ceux qui sont tombés que propose Le Drapeau Rouge (The Red Flag) (1889), hymne du Parti travailliste anglais: «Rouge vif est le drapeau du peuple,/ Couvrant les corps des martyrs qui meurent,/ Avant que leurs membres se soient raidis,/ Leur sang en a teint chaque pli» (trad. par nos soins).
Juger déplacées ces évocations, c’est négliger le fait que l’histoire ouvrière du XIXe siècle est celle d’une longue suite de violences.

Violence de l’industrialisation, et violence aussi des milliers de morts et de prisonniers qui jalonnèrent la lutte des travailleurs, notamment en 1848 et lors de la Commune de Paris. Quand les chansonniers parlent de sang, de mort et de revanche, ce n’est pas un discours abstrait qu’ils tiennent, c’est le reflet d’une expérience douloureuse qu’ils portent souvent dans leur chair. Ainsi, dans la Semaine sanglante (1871), J.-B. Clément, poète de la Commune, décrit la violence de la répression et l’espoir d’un changement à venir: «Paris suinte la misère,/ Les heureux mêmes sont tremblants./ La mode est aux conseils de guerre,/ Et les pavés sont tout sanglants.// Oui mais !/ Ça branle dans le manche,/ Les mauvais jours finiront./ Et gare! à la revanche/ Quand tous les pauvres s’y mettront…».

Sur ce type de chansons, un dernier élément est à noter. Si l’idée d’une «lutte finale» marquée par la violence n’a pas fait ses preuves, en revanche, les situations d’oppression et d’injustice y figurant sont toujours d’actualité, tant l’exploitation des salarié-e-s et le règne des inégalités se prolongent, en Chine et dans les pays du Sud, mais aussi, de plus en plus dans les pays du Nord touchés par la précarité. Que peut-on redire à l’Internationale, même si les rois règnent sur d’autres royaumes, quand elle dénonce: «Nul devoir ne s’impose au riche,/ Le droit du pauvre est un mot creux/…// Hideux dans leur apothéose,/ Les rois de la mine et du rail,/ Ont-ils jamais fait autre chose,/ Que dévaliser le travail?»? Et comment ne pas voir la pertinence du propos de la Jeune Garde: «Nous ne voulons plus de famine/ A qui travaille il faut du pain,/ Demain nous prendrons les usines,/ Nous sommes des hommes et non des chiens»?

Il est un chant remarquable, avec toutes les qualités de l’enracinement concret et de la clarté du projet, qui mériterait d’être candidat si l’on voulait choisir un nouvel hymne pour le combat social. Il s’agit du Front des Travailleurs (1934), de Bertolt Brecht et Hanns Eisler. En voici des extraits: «L’homme veut manger du pain, oui,/ Il veut pouvoir manger tous les jours./ Du pain et pas de mots ronflants./ Du pain et pas de discours.//…// L’homme veut avoir des frères, oui,/ Il ne veut pas de matraques ni de prisons./ Il veut des hommes, pas des parias,/ Des frères et pas des patrons».

Le patrimoine des chants de lutte s’accroît sans cesse. Du passé lui reste pourtant un trésor inestimable, toujours vivant, dans lequel il est encore possible de puiser en toute légitimité.