En attendant Oona Doherty

Danse • L’Irlandaise Oona Doherty mêle une théâtralité physico-sociologique, l’alphabet de danses urbaines, des souvenirs de ballet néoclassique et le contemporain à une aspiration au sacré dans un solo qui tient la violence à distance.

Oona Doherty dans "Hope Hunt. The Ascension of Lazarus". Photo Simon Harrison

Installée à Belfast et formée à la London School Of Contemporary Dance, à l’Université d’Ulster et au Laban Conservatoire de Londres, le travail de la chorégraphe et danseuse Oona Doherty a été salué par de nombreux prix. A 31 ans, elle est l’une des chorégraphes programmées dans le cadre de la manifestation Les Printemps de la danse qui se déroule jusqu’au 18 mars au lausannois Théâtre Sévelin 36.

Mélancolie dansée

L’artiste a, chevillée au corps, une humeur mélancolique et intranquille qui imprègne ses créations chorégraphiques en solo, dont Hope Hunt & The Ascension of Lazarus («Chasse d’espoir et l’Ascension de Lazare») remarquée par un aéropage de programmateurs. Le Cogito mélancolique se traduit dans sa danse par une subjectivité en fuite, disjointe et plurielle. En témoigne une forme de démultiplication d’un soi exposé et éploré transitant entre plusieurs incarnations. La mélancolie semble chez Oona Doherty une véritable crise et angoisse existentielles comme décrites par Kierkegaard. Soit une catharsis de l’Être et un rapport à ses fondements obscurs. Mais aussi aux exclu-e-s  que l’on entend en voix off dans Hope Hunt…, entre agression, victimisation et méditation dansée.

«On peut voir l’âme d’un homme dans ses yeux» selon Hildegarde de Bingen, une religieuse bénédictine mystique, compositrice et femme de lettres. Dans ses regards tournés vers les cieux, la chorégraphe et danseuse sait transcender les révoltes, provocations, errements et impasses des marginaux évoqués par leurs gestes et voix. Ce, dans une forme de transe se chargeant de la douleur et de la rage impuissante, délétère parfois, de vies oubliés, précarisées, ici ressuscitées.

Oona Doherty a une manière fragile et déstructurée bien à elle, de rapatrier les signes de défis, violences et apostrophes, dont certains jeunes usent dans l’espace urbain pour se défier et y exister. Ce sont moins des comportements virulents et vengeurs qui sont investis, refigurés par la danseuse que leurs traces archétypales. Ces dernières sont travaillées par le filtre d’une étonnante pertinence gestuelle les conduisant vers la danse par un phénomène d’accumulation notamment. Ainsi cette respiration-expiration que la danseuse reconduit de manière sonore et rapide, faisant de son corps un immense piston alliant pneumatique du souffle et perforation de l’espace qu’elle creuse littéralement de son bras devenu péan laborieux ou sexué.

Sacré et hip hop

Hope Hunt & The Ascension of Lazarus tuile des moments spectaculaires proches des arts martiaux, dont le fameux coup de pied vertical cher à Jean-Claude Van Damme, Jet Li et à la danse brésilienne de combat, la capoeira. On y retrouve peut-être certains éclats du travail chorégraphique de Lloyd Nelson. Son théâtre physique DV8, qui se prononce deviate, ce qui signifie «déviant». Le corps et le verbe se conjuguent et entament une danse sulfureuse qui dévoile crûment ce que nos sociétés s’efforcent de dissimuler faussement (mais par l’exclusion et la violence). Les spectacles radicaux de Lloyd Newson mettent en lumière les injustices et révèlent en images et en mots le sort fait aux vieux, aux femmes, aux homosexuels, tout en fustigeant notre hypocrisie.

Si l’on est éloigné de la virtuosité déployée par le chorégraphe belgo-marocain Sid Larbi Cherkaoui dans certaines créations mêlant le hip-hop, le contemporain et des œuvres du répertoire religieux, Oona Doherty a choisi, à dessein, le Miserere de Gregorio Allegri. Et son alternance entre la monodie grégorienne (assimilée à Dieu Tout-Puissant) et la masse chorale (l’assemblée des fidèles terrorisés et impuissants) est constante et régulière. Tibi soli peccavi vient ainsi  vriller comme un glas notre repentance éternelle : «Contre toi et toi seul j’ai péché».

Il y a aussi les bras en corbeille de la danse classique (la cinquième position du ballet calssique et ses bras en couronne), style première ballerine du Lac des Cygnes  et certaines formes iconiques de la danse hip hop qui se déstructurent lentement. Ce qui marque, est ce mouvement pris dans la transe extatique, ce regard vers l’au-delà, au lointain, les yeux brillants et comme douchés de larmes. La danseuse n’est pas alors sans rapatrier le souvenir de Catherine Mouchet dans le film d’Alain Cavalier, Thérèse, qui a choisi la réclusion volontaire du Carmel. D’où cette impression d’infinie mélancolie tendue à l’écoute de voix, d’un hors champ invisible, d’une révélation peut-être. Et ce caractère timide, au bord de l’implosion, détaché, concentré qui va de pair avec une gestuelle urbaine évoquant de loin en loin celle du rappeur blanc Eminem dans le film consacré à sa vie, 8 Mile.

Authenticité

L’atmosphère corporelle, à la fois acrobatique, liquide, convulsive, déstructurée strate par strate, évoque  certaines pièces du chorégraphe flamand Koen Augustijnen. Composer un solo à partir de gestes simples, comme issus du quotidien, qu’elle explore et déréalise jusqu’à en extraire la force plastique et énergétique. L’Irlandaise produit une esthétique personnelle et approfondie qui tire sa force de l’authenticité de son intention créatrice et s’ancre loin de tout effet de formalisation.

Le slang ou argot banlieusard à dominante masculine est d’ailleurs parlé, dansé, remixer par la chorégraphe et interprète. Elle y retrouve aussi les rites de bandes de filles qui s’apostrophent en scandant « Hey, Sylvie… Putain » qui tourne en boucle. Ses mouvements confinent alors à un lancinant aller-et-retour aux mêmes positions posturales. Il n’y a pas l’ombre d’une distance ironique  au fil de son solo. Mais une volonté de s’engager dans des états somatiques, inconscients, rappelant parfois la peinture d’un  Francis Bacon et ses anatomies révulsées, torsadées, afin de favoriser une forme d’empathie.

Influences cinéma

Oona Doherty a travaillé artistiquement en milieu carcéral et a su développer une forme scénique posant des références à la science-fiction voisine d’un Aldous Huxley. Soit la dystopie THX 1138, film sur la croyance de Georges Lucas dépeignant un univers au 25 e siècle qui  a supprimé toute émotion de la nature humaine. On se souvient de ces corps vêtus  de blanc, perdus et contrôlés dans des espaces immaculés.  Des corps retournés, tourmentés notamment par des policiers robots armés de lances électriques. Les uniques dialogues gisent dans une communication à sens unique entre les humains (ou ce qu’il ne reste) et une effigie symbolisant une religion monothéiste. L’ensemble étant d’une incroyable tristesse et puissance de supplication. On se souvient alors du t-shirt et pantalon de training aux trois bandes emblématiques dans la variante « blanche » que peut donner de son solo Oona Doherty.

La bande son et gestuelle de Hope Hunt & The Ascension of Lazarus, titre sociologique et biblique s’il en est, se charge aussi de références puisées dans La Haine de Mathieu Kassovitz et, surtout, dans un docu-fiction We Bastards ? (visible sur le net). Des vrais faux jeunes antipathiques au possible sont «enfermés dehors» à Belfast. Ils alignent harcèlements de rues, tabassages de sdf ivrognes et invectives diverses tout en s’exprimant dans un slang irish, où les mêmes mots hachés, naufragés reviennent. La fin du «film» fait œuvre d’acte de contrition voire de rédemption. Le leader de la «bande» pose avec la pancarte marquant sa qualification populaire («scum» ou «racaille») comme à l’époque médiévale alors qu’un clochard, se jette à l’eau avant de vider à terre sa bouteille.

Dans un montage amateur digne d’une télé locale trash, on suit aussi les aléas d’une jeune femme Gloria, qui hurle de terreur, étant prise de crises de panique sur un trottoir. Sur scène, on entend ses cris. Et la performeuse reprend certaines amorces de leurs gestes pour le dériver à la suite de Pina Bausch et Alain Platel ainsi que de tant d’autres chorégraphes vers un canevas chorégraphique. Voyez son bras tendus, ce corps tordu et secoué de tremblements, ce visage déformé par une langue vernaculaire incompréhensible au profane.

Chorégraphie beckettienne

A première vue, dans une quête d’une dramaturgie épurée et complexe marquée par le souvenir de corps urbains désarticulés, de guingois, à la marge on pourrait qualifier, pour partie, de «beckettienne» la danse de l’Irlandaise. On se rappelle que Samuel Beckett, son célèbre compatriote et dramaturge a réalisé de nombreuses concordances notamment avec le ballet moderne et la méthode Jacques Dalcroze de gymnastique rythmique qu’il découvrit en 1928 et qui aura un profond impact sur le développement de la danse en Europe et aux Etats-Unis. De En attendant Godot à Actes sans paroles, en passant par Fin de partie ou Oh les beaux jours, le langage corporel permet – jusque dans sa négation – de mettre à distance, en questions ou en échec le langage verbal.

On y découvre, comme chorégraphiquement chez Oona Doherty, l’abandon de tout privilège de la stature verticale; la chute toujours reconduite, le fait de mourir sans cesse dans cette manière de rebondir comme un poisson sorti de l’onde qui agonise, l’agglutination des éléments tels le souffle, la dimension liquide d’un corps en décomposition et démembrement, l’importance du tremblement pour tenir debout; le remplacement de toute histoire ou trame narrative par un «gestus» comme logique des postures et positions; la recherche d’un minimalisme; l’investissement par la danse de la marche et de ses accidents et la conquête de dissonances gestuelles.

Les Printemps de Sévelin. Théâtre Sévelin 36, Lausanne. Jusqu’au 18 mars. Rens. :www.theatresevelin36.ch