Du théâtre de boulevard à l’énergie punk

Théâtre • Sur le canevas d’un vaudeville, Gildas Bourdet invente avec «Le Saperleau» une parole rabelaisienne dans un tourbillon de patois et de latin de cuisine. Au service d’un trio (dés) amoureux punk, grotesque et tragique.

La pièce mêle le mystère médiéval, le comique rabelaisien, voire célinien et des procédés s’apparentant à l’opérette, au vaudeville 1900. Photo: Carole Parodi

Sous des ponts projetés en fond d’écran scénique, les trois protagonistes de la farce rabelaisienne qui se joue dans les bas-fonds, Le Saperleau, signée Gildas Bourdet, interrogent et bousculent les rôles archétypaux et imbroglios du théâtre de boulevard. Dans la mise en scène voulue goguenarde de Michel Favre, on retrouve ici la troïka infernale au look de bande dessinée foraine et fantastique: épouse bafouée et revancharde (l’almodovarienne Myriam Sintado réactivant les poses de la tragédienne Maria Casarès), espiègle maîtresse et « chatigrante » servante (Deborah Etienne en lolita manga) ainsi que mari veule et déboussolé (Roberto Molo entre punk et stand-up de cabaret).

Tous paraissent pris dans une forme de fatum inexorable, de damnation éternelle, sociale et scénique (Highway to Hell d’AC/DC résonne), les poussant à rejouer les mêmes rôles en les permutant. Des positions que les comédiens occuperont physiquement aux trois pointes d’un triangle. Don Juan désabusé, manipulé par la sororité vengeresse de deux femmes et ses propres fantasmes, le personnage du Saperleau se révélera ainsi sous la silhouette d’un Minotaure égaré à mort dans un labyrinthe fellinien de passions et pulsions inassouvies.

Langue kaléidoscopique
Depuis Attention au travail (1979), Gildas Bourdet a pour ambition, non dénuée d’une ironie corrosive, de rendre à la classe populaire la possibilité de se représenter elle-même, dans la tradition de Ruzzante et Goldoni avec ses codes et humour propres «Ebrèvons aux faites. Anchio sono scrittore…». Ainsi parle le chien-narrateur bonimenteur (Michel Favre en Saint-Exupéry aviateur, mais baroque). Proche d’une veine à la Tadeusz Kantor (homme de théâtre polonais) en sa manière de manipuler la réalité, de détourner  l’objet ou ready-made issu du niveau le plus fruste du réel, le narrateur commente et dirige la fable sortie de ses circonvolutions cérébrales et qui lui échappera bientôt.

Si le comique tenant à une langue farcie d’agglutinations et de néologismes, la pièce n’empêche d’ailleurs nul réalisme social balzacien ou de style émotif proche d’un Céline (Entretien avec le Professeur Y) et des références tant au cinéma de Fellini qu’au Bérénice de Racine. L’univers souterrain de la pièce, lui, est scandé d’un mirolège ou petit palais des glaces. La figure du Saperleau peut y soliloquer à loisir et se lamenter sur l’abscence de son «ressort psychologique».

A l’image des costumes patchworks des comédiens mêlant styles et époques signés Sylvie Linder, la langue est un vertigineux remix agrégeant consonances, préfixes, suffixes, néologismes, verlan, javanais, langues et argot d’ici et d’ailleurs. Ces éléments sont prélevés, découpés, hachés puis recollés façon puzzle littéraire suscitant une nouvelle harmonie organique qui dit le corps de manière viscérale. L’auteur, lui, a le souvenir d’une écriture où il s’est «acharné à une perte de contrôle, à larguer les amarres et laisser parler autre chose. Faire peut-être ce que les surréalistes faisaient avec des cadavres exquis.»

Interroger les codes culturels
S’y mêlent le comique rabelaisien, voire célinien (invention verbale, humeurs corporelles sexuées), farce ubuesque (la caricature, l’absurdité, l’hyperbole) et des procédés s’apparentant à l’opérette, au vaudeville 1900 (le burlesque, la parodie, les sous-entendus). Sans oublier le mystère médiéval. Comme le rêvait le dramaturge Valère Novarina, ici «la parole est un fluide; elle passe entre nous comme une onde et se transforme de nous avoir traversés.» (Devant la parole).

Une scène se déroule sur la musique de La Force du destin de Verdi. Le destin, forcément tragique, sanctionne alors l’impossibilité d’échapper complètement à un ordre mortifère que la passion récuse. Voyez le corps pantin d’Apostasie en songe d’ «autocide», mimant le seppuku, la pendaison ou l’égorgement. L’épisode évoque possiblement le corps féminin dicté/instrumentalisé/asservi par les scénarios patriarcaux des livrets d’opéra, et son cortège de femmes humiliées, bafouées, violentées, suicidées, martyrisées et sublimées, où toutes les héroïnes subissent une triste fin . Et lorsque Morvianne lâche dans la tirade finale: «Trop tard pour décharger pourceau!», on imagine que Bourdet avait peut-être anticipé, à la création de la pièce en 1982, certains hashtags contemporains.

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Le Saperleau. Théâtre Alchimic, Carouge. Jusqu’au 11 mars. Rens. : www.alchimic.ch