Afrin, nouveau Munich de l’Europe

Turquie • Après son silence sur Afrin, l’Union européenne apparaît comme une alliée soumise aux visées dictatoriales et expansionnistes d’Erdogan. Une soumission qui rappelle les pires pages de l’histoire européenne (par Jean-Jacques Régibier, paru dans L’Humanité, adapté par la rédaction).

Dimanche, alors que l’armée turque et les djihadistes issus d’Al-Qaïda venaient d’entrer dans Afrin, le journaliste Charles Enderlin, qui fut pendant 35 ans le correspondant de France 2 à Jérusalem, affirmait dans un tweet: «C’est le Munich du peuple kurde.» Et il posait cette question: «Qui joue le rôle de Chamberlain?» Il faut ajouter (ce serait dommage de l’oublier): et qui joue le rôle de Daladier, le délégué français aux fameux pourparlers?

C’est bien en effet à Munich que fait aujourd’hui penser Afrin. Rappelons ce que fut cet épisode peu glorieux de l’Histoire européenne. En septembre 1938, 6 mois après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, la France et l’Angleterre, représentées respectivement par Edouard Daladier et Neville Chamberlain, signent avec Hitler des accords qui permettent au Führer d’annexer la région des Sudètes en Tchécoslovaquie, et qui aboutiront finalement au démantèlement de ce pays, dont la France et la Grande-Bretagne étaient pourtant les alliées. Daladier et Chamberlain, qui s’attendaient à être hués à leur retour de Munich pour avoir cédé devant Hitler, sont accueillis en héros. Socialiste, figure majeure du Front Populaire, Léon Blum dira, commentant les accords de Munich, qu’il est partagé «entre un lâche soulagement, et la honte.»

Référence aux Dardanelles
Qui voudrait aujourd’hui utiliser cet épisode historique – symbole récurrent de la lâcheté et de la soumission devant le plus fort alors que rien n’y oblige – n’aurait effectivement aucun mal à trouver les points communs avec l’attitude adoptée aujourd’hui par l’Union européenne envers la Turquie. Les Kurdes, qui ont été, en Irak comme en Syrie, la force principale qui a défait Daesh, l’ennemi contre lequel combattait en principe aussi l’Europe, sont abandonnés par les pays européens, comme ceux-ci l’ont fait à Munich en laissant tomber la Tchécoslovaquie.

Erdogan, en tout cas, ne se gêne pas pour filer la métaphore historique. Dimanche, à l’occasion de la commémoration de la victoire de l’empire ottoman sur les troupes françaises et britanniques dans la bataille des Dardanelles de 1915-1916, le président turc a fait le parallèle avec l’entrée de ses troupes le jour même à Afrin: «Nous avons foudroyé ceux qui ont cru mettre en place un corridor terroriste le long de nos frontières, comme nous avons vaincu ceux venus de tous bords (c’est-à-dire, les Britanniques et les Français, ndlr) dans la bataille des Dardanelles.»

Mensonge politique (le seul «corridor terroriste» à la frontière turque est celui qu’Erdogan vient de mettre en place dans le canton d’Afrin, installant ses alliés djihadistes de la nébuleuse Al-Qaïda à la place des Kurdes qui ont été chassés) et volonté d’humilier. Voilà le salaire de la peur que les Européens reçoivent aujourd’hui d’Erdogan.

Entre silences et euphémismes
En quelques jours, l’Europe vient en effet une nouvelle fois de donner plusieurs gages de ses bonnes dispositions envers le maître d’Ankara. Le 15 mars, dans le communiqué du Parlement européen faisant suite à la session plénière, et portant sur la situation en Syrie, il n’est absolument pas fait allusion à l’attaque de l’armée turque et des djihadistes contre Afrin. Seuls «le régime d’Assad, la Russie et l’Iran», sont sommés «de respecter le cessez-le-feu de 30 jours.» Pas un seul mot sur la Turquie qui bombarde pourtant la ville d’Afrin au même moment. Nulle part, le communiqué du Parlement européen ne demande à la Turquie de respecter le cessez-le-feu.

Le même jour, Le Groupe d’Etats contre la corruption du Conseil de l’Europe (GRECO), qui passe pour le redresseur de torts de l’Europe en matière de corruption, évite soigneusement de froisser Erdogan, à l’occasion de son analyse de la situation de l’Etat de droit en Turquie. A propos du financement politique en Turquie, le Conseil de l’Europe exprime juste sa «déception». Il est difficile d’être plus conciliant, surtout quand le même rapport constate que sur l’ensemble des recommandations faites par le GRECO à la Turquie, seules «2 sur 22», ont été respectées…

Enfin, le 14 mars, la Commission européenne, annonce qu’elle va verser à nouveau 3 milliards d’euros à la Turquie, la seconde tranche d’aide financière prévue dans le cadre de l’accord UE-Turquie sur les réfugiés.

Comment ces 3 messages adressés à Erdogan dont les troupes sont en train d’entrer dans Afrin, pourraient ne pas être interprétées comme un signe d’encouragement?

Un festival de faux alibis
L’argument rituel selon lequel si l’Europe se tait sur les turpitudes d’Erdogan, c’est pour que celui-ci n’ouvre pas ses frontières pour laisser passer les 3 millions de migrants qui sont réfugiés en Turquie – outre qu’il est l’aveu d’une erreur politique puisqu’il lie les mains de l’Union européenne face à un dictateur, et qu’il est au départ, un aveu de soumission – ne tient plus aujourd’hui. L’Europe n’a pas non plus d’excuse économique car elle ne dépend pas de la Turquie. Comme le rappelle Katar Abudiab, spécialiste de géopolitique et professeur à la Sorbonne, c’est bien plutôt la Turquie qui dépend de l’Europe: «La plupart de l’économie de la Turquie se fait avec l’Europe. L’Union européenne a donc le pouvoir de mettre la pression sur la Turquie.» «Nous ne faisons pas ce qui est nécessaire», a renchéri lundi le géostratège Gérard Chaliand sur la télévision LCP.