Une grand-mère qui ressuscite pour se libérer

Danse • Une aïeule ayant vécu sous le joug du patriarcat revient, zombie, d’entre les tombes. Le spectacle «Hominal/Öhrn» est un rituel corporel sanguinaire et camp, grotesque et grand-guignolesque, et une invitation à parcourir l’œuvre de Renée Vivien.

Ressuscitée avec serpent boyau, têtes de chiens et masque zombie, la grand-mère retrouve la part espiègle et jouisseuse enfouie de son vivant. (Théâtre de Vidy)

Le plasticien et vidéaste suédois Markus Öhrn cultive les univers sulfureux, transgressifs, pistant les malaises et ambiguïtés jusque dans les caves de prédateurs sexuels, tel Josef Fritzl (Conte d’amour) ainsi que l’emprise du patriarcat, du Mal et de l’Amour sur les vies. Autour de la notion d’auteur et d’une autofiction en forme de conte initiatique et post-mortem liée à sa grand-mère Eva Britt, il rencontre la performeuse et chorégraphe Marie-Caroline Hominal, fine et auto ironique, cruelle et déroutante exploratrice d’archétypes féminins et transgenres, de narrations polyphoniques et de rituels vaudous (Taxi Dancers, Voice Over, Froufrou).

Performeuse née
Ayant l’insigne honneur d’être déconseillée aux moins de 18 ans, leur production commune, Hominal/Öhrn, s’ouvre sur une voix caverneuse proche d’Iggy Pop, du Nordique gothique évoquant sa mammy adorée et disparue il y a sept ans, après avoir vécu sous la férule d’un conjoint geôlier lui interdisant de sortir de la ferme afin de s’y occuper en permanence des chiens. Elle aurait avoué à son petit-fils que si la possibilité d’une autre vie lui était donnée, elle serait plus destructrice et insoumise.

Ni une ni deux, ainsi soit-elle ressuscitée de son auge-cercueil tourbeuse. La voici toute en chairs lisses, musclées, ensanglantées, poses de popotin aguicheur pour nécrophile façon Holly Hunter dans le film Crash de David Cronenberg et masque putride échappé d’une version Halloween de la série Walking Dead. Sur fond de techno progressive transe, le double imaginaire et mort vivant de l’ancêtre autrefois muselée par les rôles assignés made in «sociabilité viscéralement patriarcale», est incarné par Marie-Caroline Hominal tout en souverain détachement et mode incrédule style «WTF?» face à ce qui lui arrive. Une performeuse prompte à accoucher de l’inconscient féminin en mobilisant les traditions et représentations les plus diverses.

Monstrueuse et tendre parade
Dans le sillage cité au plateau des Sex Pictures (1989-92) à la surréaliste et bellemérienne monstruosité de la photographe américaine la plus cotée au monde, Cindy Sherman, nous voici conviés à un stand up performatif spectral digne de ce que Georges Bataille avance: «De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’appropriation de la vie jusque dans la mort». Comme le souligne la psychanalyste et conteuse Clarissa Pinkola Estès en avant-propos de son best-seller Femmes qui courent avec les loups, «l’ombre de la Femme Sauvage se profile toujours derrière nous, au long de nos jours et de nos nuits.»

Pour rebrasser les cartes du conte horrifique et parodique, le tandem aborde la maternité monstrueuse, la zoophilie tendre et joueuse décalée en têtes de chiens marionnettiques, la punition au fouet appliquée aux fesses de l’auteur estampées de faux sang. Et, surtout, l’émancipation féminine par une poétesse oubliée, Renée Vivien (1877-1909). Au cœur d’une atmosphère de disco funk, la«femme satanique», chantourne le poème La Genèse profane, oppose Satan et Jéhovah, comme deux principes essentiels, aussi nécessaires l’un et que l’autre. Dans un conte poétique, Du Vert au Violet, Vivien ressuscite la figure de « la Femme chargée de chaînes ». Cet archétype « docile, subissait la tyrannie » face aux « hypocrites paroles d’amour qui se mêlaient aux ordres du maître, l’Homme, tantôt bourreau et tantôt parasite, le dominait et vivait d’elle » n’empêchait pas la poétesse de l’amener à s’interroger sur la place qu’elle occupe. La figure de la femme enchaînée n’est pas sans évoquer le destin de l’aïeule dans Hominal/Öhrn.

Toute l’histoire de la grand-mère tient ainsi dans la «morphogénèse d’une mémoire», contenue dans l’œuvre de Renée Vivien. La fuite est ici comprise comme une adaptation à un univers foncièrement hostile qui pervertit les comportements. Pour survivre, la femme a dû se museler et développer des réflexes de dissimulation. Dans le rire de Hominal, gisent ses paroles de Vivien: «Mon rire est inconstant autant que la fortune/Et je mens, car je suis la fille de la nuit.» (Profession de Foi). Seul territoire apte à respecter l’identité féminine selon Vivien, la nuit est bien figurée, un temps, par les cimes d’arbres projetés en obscurs papiers découpés tournant sur du givre lacté.

Les têtes de chiens qui lui donnent la jouissance qu’une vie forclose et soumise lui a refusée sont ici marionnettes à mains. La performeuse les manipule comme le ferait la grande prêtresse des maternités monstrueuses, la marionnettiste Ilka Schönbein. Son talent de comédienne contorsionniste (formée à une danse d’une intense physicalité), mais aussi son humour, son univers sombre et ses influences – les contes, semblent veiner le meilleur d’un spectacle à l’outrance parfaitement assumée en un ultime clin d’œil à la prestation de Lordi, groupe norvégien de Black Dark Satanic Metal, vainqueur de l’Eurovision en 2006. «L’auteur est le jardinier d’un silence devenu cri», lit-on dans Auteur, recueil de témoignages et citations publié par Hominal. On ne saurait mieux subsumer ce spectacle qui n’a de trash et de grotesque que l’apparence.

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Théâtre de Vidy, Lausanne. Jusqu’au 25 mars. Théâtre de l’Usine (TU), Genève, du 12 au 18 avril.