Valse de voix iraniennes entre les temps

THÉÂTRE • Entre anticipation et théâtre documentaire, mémoires blessées et autofiction, l’Iranienne Azade Shahmiri met en scène la présence d’une absence. « Voicelessness » (« sans voix ») est un bijou de finesse émotionnelle.

Les mémoires qui dansent entre les voix et les époques dans "Voicelessness".

Sur une scène baignée de pénombre, une voix interroge le public sur les sons qui se développent en périphérie de l’humain, comme dans un jeu d’échos. Deux protagonistes se partagent la pièce Voicelessness. L’une, la fille,  (Shadi Karamroudi), veut vivre, l’autre, la mère (Azade Shahmiri), est plongée dans un coma sans retour depuis un AVC et représentée d’abord comme un le corps d’une ancêtre immobile, « cliniquement vivante », sur son lit d’hôpital sur fond de brume fantomatique. Ensemble, elles échangent en farci (surtitré en français de manière plutôt dense) autour du meurtre irrésolu du père de la mère vu depuis l’an 2070 au gré d’une science-fiction (ou d’une rétro-fiction). L’enregistrement et montage de leur entretien est destiné, selon la fille, à un tribunal du futur.

Le décor se révèle éminemment épuré : une banquette blanche rectangulaire et, en fond de scène, un tulle où viennent se projeter les images de lieux (les montagnes entourant Téhéran au moins de juin), états et situations évoqués au cœur d’un récit qui se veut atemporel et universel. Sur le plateau, la fille échange en réalité avec un clone virtuel de sa mère âgé de 35 ans et réellement incarnée par Azade Shahmiri. La mère avoue tout filmer pour garder les preuves et l’oeil découvre ses vidéos de scènes quotidiennes en voiture ou appartement.

Futur, passé, présent

Pour cette fable se déroulant dans un avenir lointain, la mère communique avec sa fille par un moyen virtuel imaginé par cette dernière. Comment savoir ce qui fonde notre identité ? La voix est-elle dissociée, de l’esprit, du corps et du temps ? Que deviennent les paroles une fois sorties des êtres ? Qu’advient-il des voix humaines ? Sont-elles périssables ? Les images d’archives peuvent-elles être recréées, manipulées ?Autant d’interrogations sur les croyances et la transmission qu’explore ce spectacle multimédium sur la construction de l’identité. Une création s’attachant à « des voix qui ont existé et qui se sont tues, à des voix intérieures, du passé, oubliées » selon Azade Shahmiri.

Ou « comment, dans le futur, nous racontons et nous nous remémorons le passé et comment nous traitons le matériau que nous avons à disposition pour reconstituer l’histoire et la « vérité historique » », explique Azade Shahmiri. De loin en loin, son théâtre de l’intime démultiplié et ramifié par la vidéo peut rappeler par son exploration de l’identité narrative et les récits venant du coma d’un espace oscillant entre la vie et la mort, certaines dimensions des univers croisés du dramaturge, metteure en scène et comédien canadien Wajdi Mouwad, du Suisse Milo Rau et de la Russe Tatiana Frolova.

On songe surtout au travail impressionnant de maîtrise sur la choralité féminine de l’auteur et metteur en scène iranien Amir Reza Koohestani (Hearing, 2016) et, naturellement, au cinéma d’Abbas Kiarostami avec ce  temps laissé pour faire l’expérience des visages, des corps immobiles, des situations, des paysages. Sans oublier le théâtre documentaire (ou« théâtre du réel») qui utilise souvent des stratégies postmodernes « telle l’affirmation que la vérité est multiple, qu’elle est soumise au contexte et à la manipulation; que le langage utilisé cadre la perception, que l’histoire est un réseau relationnel; que les perspectives sont variées mais que l’art peut aussi être objectif; que l’interprète sur scène n’est pas nécessairement un personnage », comme l’affirme l’Universitaire québécoise Milena Buziak.

Roman de voix inentendues

Dans notre société, les plus fragiles tendent à devenir invisibles, à disparaître du champ social. Mais une vie devient-elle invisible à partir du moment où elle est inaudible ? Pour la metteure en scène, dramaturge et comédienne Azade Shahmiri, « les voix se développe sous différentes couches distinctes au gré de Voicelessness. Il y a celles que vous pouvez entendre ou celles qui vous échappe. La pièce aborde singulièrement essentiellement les qualités des voix inaudibles, présentes, passées à venir. Les voix faibles ou en marge ne sont-elles pas d’une grande pertinence ? Comment les voix peuvent-elles résister au passage du temps, des lieux, de l’Histoire ? » Chaque élément de l' »enquête » progressive fait ici l’objet d’une irréprochable construction narrative qui tient en haleine.

La question de la réalité est centrale dans la pièce, comme elle peut l’être dans le théâtre du dramaturge anglais Michael Frayn (Copenhague) que l’artiste iranienne aime citer. La recréation convaincante et subtile, parce que sans cesse interrogée par une mémoire adulte est l’un des axes essentiels des romans et pièces de Frayn. « Qu’est-ce que la réalité ?, s’interroge Azade Shahmiri. Une narration historique ? Des sources et archives ? Est-ce une forme de narration, un récit, un réel reconstruit avec lequel nous composons au fil de nos vies quotidiennes ? En somme, nous reconstruisons chaque jour des formes et déclinaisons de réalités au cœur desquelles nous sommes censés vivre. D’où le fait que la pièce interroge ce concept de réalité en le mettant en rapport avec la mémoire. De quelle manière nous remémorons-nous d’un passé qui n’est pas passé. »

Ainsi la fille de Voicelessness n’a en réalité aucun souvenir du passé qu’elle découvre et elle est susceptible de fabriquer elle-même des souvenirs et mémoires à partir notamment d’un disque dur prétendument restaurer. Elle sélectionne des éléments, faits et intuitions du passé pour échafauder son propre récit. C’est que nous réalisons tous aussi sans en avoir nécessairement une pleine conscience », relève encore la metteure en scène.

Jeux de miroirs

Dans Voicelessness signé de l’artiste iranienne Azade Shahmiri, qui a étudié le théâtre, la dramaturgie et l’écriture à l’université de Téhéran et s’est spécialisée dans le docu-fiction théâtral, leurs voix se répondent dans un jeu de renvois, symétries et contrepoints entrainant le spectateur dans leurs projections mentales et dans leur désir d’entendre la voix de l’absent, de la vérité, de la mort.

L’idée de situer la pièce le 11 décembre 2070 lui est venue d’un travail réalisé avec une installation vidéo autour des procès et cours de justice du futur. Cette situation crée un effet de distanciation ou d’étrangéisation cher à Brecht. Ce dernier est prolongé par l’habit de la comédienne incarnant la fille, sorte de veste à capuche/voile futuriste.

De silences en mises en échos et résonances, la pièce tente de redonner voix plus que corps au disparu-fantôme. En redonnant au mort la possibilité d’être représenté sur la scène du langage et de l’image poétique et allusive, Voicelessness esquisse une possibilité qui permettrait au sujet endeuillé de vivre avec la perte plutôt que de vivre dans la perte. Le spectacle explore les archives sonores et visuelle d’un passé qui est notre présent et dont la vérité est incertaine.

« Il n’y a que les esprits légers pour ne pas juger sur les apparences. Le vrai mystère du monde est le visible et non l’invisible. » L’esprit de la pièce se retrouve peu ou prou dans ces propos d’Oscar Wilde s’appliquant avec bonheur aux sociabilités iraniennes loin des clichés d’apocalypse, de désespérances et de répressions multiformes répandus pour certains média notamment suite à l’écrasement de la révolte post-électorale de juin 2009 qui n’a pas néanmoins sceller la fin du « mouvement vert ».  Tous les protagonistes sont d’ailleurs ici des sans voix : « La fille a entendu des choses que personne ne croit, la voix de la mère est virtuelle et le père est mort », souligne Azade Shahmiri.

Parole et transmission

« Mon père est mort dans des circonstances qui n’ont jamais été élucidées. Ça n’avait rien de politique mais j’ai voulu enquêter et comprendre ce qui s’était passé. Cela m’a menée à réfléchir à notre rapport au passé, et comment notre passé influence notre présent et notre futur », explique l’artiste. Au coeur d’une intrigue classique de rivalité professionnelle et amicale, on apprend de la voix juvénile du père de la mère qu’il fut assassiné par son plus proche collaborateur qui l’avait ruiné et fait disparaître des documents compromettants. Les deux femmes demandent en vain la reconnaissance en justice de cet assassinat mais non une peine punitive du meurtrier qui s’est, depuis son crime suicidé, au regard du fardeau de acte délétère.  Si Voicelessness ne fait pas de référence directe à la situation sociale qui agite l’Iran, la pièce n’en pose pas moins la question de la mémoire et d’un meurtre irrésolu à travers une quête inassouvie de vérité. Et surtout le fait que le poids d’un crime inexpliqué pèse sur les épaules des proches et descendants de la victime.

La parole est ici souvent ce que le dramaturge français Valère Novarina décrit comme « une danse d’attente qui attendrait la parole. Non quelque chose qui émet mais quelque chose qui reçoit… Il y a un son caché et une présence invisible, un fragment, l’échange et le passage de l’un à l’autre d’une part de nuit dans le moindre mot. La parole n’échange aucun sens, mais ouvre un passage. » (Devant la parole).

De cette présence invisible ou ombre témoigne in fine la fille placée derrière un tulle à la blancheur laiteuse. Enceinte de trois mois, elle dit avoir pu choisir le sexe de l’enfant qu’elle attend et que le premier mot prononcé par le foetus et traduit à l’échographie fut: « Obscurité ». Là-encore, Valère Novarina se révèle une précieuse clé de lecture : « Qu’est-ce que les mots nous disent à l’intérieur où ils résonnent ? Qu’ils ne sont ni des instruments  qui se troquent, ni des outils qu’on prend et qui se jettent, mais qu’ils ont leur mot à dire. Ils en savent sur le langage beaucoup plus que nous. Ils savent qu’ils sont échangés entre les hommes non comme des formules et des slogans  mais comme des offrandes et des danses mystérieuses. Ils en savent plus que nous ; ils ont résonné bien avant nous ; ils s’appelaient les uns les autres bien avant que nous ne soyons là. Les mots préexistent à ta naissance. Ni instruments ni outils,
les mots sont la vraie chair humaine et comme le  corps de la pensée : la parole nous est plus intérieure que tous nos organes de dedans. » S’instaure ainsi une sorte de lien générationnel revitalisé entre la mère et la fille dans lequel la curiosité, l’inquiétude et le questionnement existentiel et mémoriel voyagent dans les deux sens, sans sentimentalisme ni nostalgie.

Christophe Pequiot

Voicelessness. Théâtre de l’Usine (TU), Genève, Jusqu’au 24 mars 2018. Rens. : www.theatredelusine.ch