Eugène Pottier (1816-1887), poète de la classe ouvrière

La chronique de Jean-Marie Meilland • En cette veille du Premier Mai, il vaut la peine de se pencher quelques instants sur l’un des grands noms de la culture ouvrière, le chansonnier et poète Eugène Pottier, auteur des paroles de l’Internationale.

«Chacun doit vivre à pleine vie!»
E. Pottier, En avant la classe ouvrière

En cette veille du Premier Mai, il vaut la peine de se pencher quelques instants sur l’un des grands noms de la culture ouvrière, le chansonnier et poète Eugène Pottier, auteur des paroles de l’Internationale. Je résumerai brièvement sa biographie, puis présenterai un certain nombre d’extraits de ses chansons, ce qui me paraît le meilleur moyen de rendre dignement hommage à un grand chansonnier (1).

Eugène Pottier naquit à Paris en 1816, fils d’un artisan emballeur, auprès duquel il fit son apprentissage. Dès 1830, en autodidacte, il se mit à écrire des chansons qu’il interprétait dans les goguettes (sociétés chantantes), et dont certaines furent saluées par le grand Béranger, idole des jeunes chansonniers du temps. Il apprit ensuite le métier de dessinateur pour les impressions sur étoffe, qu’il exerça comme salarié et petit patron pendant des décennies. Il participa à la Révolution de 1848 du côté des ouvriers lors des journées de juin, puis en 1871 à la Commune, dont il fut membre élu. Après la défaite, il dut s’exiler en Angleterre et aux Etats-Unis.

A travers toutes ces années, et malgré une santé précaire, il continua de composer des textes qu’on chantait soit sur des airs connus, soit sur des musiques expressément composées (ainsi Degeyter écrivit l’actuelle musique de l’Internationale, d’abord chantée sur l’air de la Marseillaise). Il rentra en France dans les années 1880, qui virent la parution de recueils qui obtinrent un certain succès, avant sa mort en 1887. Voici comment le décrivait un visiteur russe: «… un gros, plein de bonhomie. Sa voix est douce, ses yeux sont grands, noirs, très expressifs. Au premier coup d’oeil il ne ressemble pas à un poète, ce qui n’empêche pas maintes de ses chansons d’atteindre à la vraie poésie». Artisan indépendant assez prospère dans les années 1860, Pottier avait des idées fouriéristes et proudhoniennes, mais à la fin de sa vie, il se déclarait à la fois communiste et anarchiste, et ce qui est constant chez lui, c’est son engagement dans la défense des travailleurs pour le «parti révolutionnaire cosmopolite de toutes les écoles» (magnifique expression qui devrait inspirer!).

Les thèmes abordés par Pottier sont multiples, mais ils sont toujours plus ou moins reliés au souci politique (il savait que tout est politique). Son écriture est légère, bien rythmée, musicale, et le goût poétique en général évident. Dignes d’intérêt sont les chansons, conformes à l’esprit français, où la quête du bonheur est associée à la bonne nourriture et au bon vin: «Quand un bon dîner nous appelle,/ Quand du Champagne on doit verser,/ Afin de prouver notre zèle,/ Mes amis, il faut nous presser». Est aussi beau cet éloge de l’amitié: «Chantons, amis, le plaisir, la tendresse,/ Vivons heureux, unis par l’amitié».

D’autres chansons racontent avec un réalisme aiguisé et poignant de tristes épisodes de la vie quotidienne des défavorisés. Voici la mère et ses enfants dans leur trop pauvre logement: «La nuit est dure aux mansardes/ Pas de soupers réchauffants/ La mère en vain de ses hardes/ Couvre le lit des enfants/ Les petites créatures/ Hier ont bien grelotté./ Dire que nos couvertures/ Sont au mont-de-piété!» Voici l’enfant malade: «Pour mon garçon je suis chagrine/ C’est chaque jour tourment nouveau/ Il est si faible de poitrine/ Et ses souliers qui prennent l’eau!» Et celui qui est jeté en pâture aux rigueurs de l’usine: «Le tuyau de l’usine fume/ Debout! l’esclave de huit ans/ Déjà voûté, déjà phtysique/ Avant le jour, par tous les temps/ Viens humer l’air de la fabrique». Un texte terrible évoque le droit de cuissage des contremaîtres (Weinstein à l’atelier!): «Comme un pacha, j’ai mon sérail/ Ma belle enfant, je veux t’y mettre/ Contremaître est pire que maître/ Si tu dis: non! pas de travail!/…Vous vivez tous de la fabrique/ Le père et la mère sont vieux/ Tes frères parlent politique/ Tous à sacquer sans tes beaux yeux/ A leur profit, sois bonne fille/ Le ménage n’est pas rupin/ Fais ça du moins pour la famille/ Tu leur ferais perdre leur pain!»

C’est à partir de ces constatations concrètes que certaines chansons se proposent d’expliquer éloquemment le fonctionnement de l’économie capitaliste: «Et que rien ne vous épouvante/ Y glissa-t-il quelque poison/ Si le marchand double sa vente/ Le succès lui donne raison/ Que ce soit morphine ou moutarde/… C’est l’acheteur que ça regarde/ Laissez faire, laissez passer!» Et sur le traitement réservé aux travailleurs: «Femme, dit le patron prospère/ Tu m’as confié trois héros/ Tes trois amours: fils, époux, père/ Ce soir je t’en rends les morceaux/ Mais comme on n’admet que mes preuves/ De tout reproche, je m’absous/ Le tribunal répond aux veuves/ C’est de leur faute, ils étaient saouls».

Il est des passages dont l’application au contexte néolibéral, finalement pas si nouveau, peut être littérale. Ainsi de la concurrence internationale: «L’Etat qui n’entend qu’une cloche/ La cloche d’or du Capital/ Jure…/ Qu’il faut qu’ouvrier et manoeuvre/ Se résignent à moins manger/ Qu’on paye trop cher la main-d’oeuvre/ Pour lutter avec l’étranger». Ou de la marchandisation de tout: «Le soleil dit: Gloire au commerce/ Un épicier vend ses lampions/ De l’or lumineux que je verse/ Je veux vendre aussi les rayons/ L’éclipse doublant ma recette/ Sans concurrent je fais la loi/ Marchand gagne en temps de disette/ Chacun pour soi, chacun chez soi!»

Des chansons proclament les idéaux à poursuivre: «Le monde ancien se sent finir/ Et sous les yeux du vieil impie/ Nous dégrossissons l’Avenir/ Et nous rabotons l’Utopie!» Tandis que d’autres appellent à la lutte: «Usuriers, sans foi, sans entrailles/ Fermés comme vos coffres-forts/… N’espérez plus ramener l’ombre/ La famine et le désespoir/ Voyez! nous n’avons qu’à vouloir/ Nous avons le droit et le nombre».

Pottier, féministe, donne aussi de fortes paroles en faveur des femmes, asservies au brutal désir des hommes: «Elle a honte, résiste et pleure/ Sentant le vin à plein baiser/ La brute ordonne, c’est son heure/ C’est sa chose; il veut en user!/ Viol ou lâche complaisance/ Il faut boire un amour suri/ «La femme doit obéissance/ Obéissance à son mari»».

Sans l’ombre d’un doute, Eugène Pottier fut un vrai poète populaire. Il affirmait: «…La Commune n’est pas morte», et dans un texte tendre et magnifique rempli d’espérance, il disait: «J’attends une belle/ Une belle enfant/ J’appelle, j’appelle/ J’en parle au passant/ Ah! je l’attends, je l’attends!/ L’attendrai-je encore longtemps?» En ce Premier Mai, nous attendons, comme lui en son temps, un monde plus heureux délivré de la rapacité financière!


(1) textes dans: Eugène Pottier, ouvrier, poète, communard, auteur de l’Internationale. Œuvres complètes, réunies et présentées par P. Brochon, accompagné d’un disque de 6 chansons, Librairie François Maspéro, 1966; on peut aussi écouter 8 chansons sur le CD La Commune en chantant.