«Face aux déformations, l’histoire restitue le vif de l’événement»

Mai 68 • Il y a 50 ans, la France et le monde étaient en ébullition. Contre certaines idées reçues, l’historienne Ludivine Bantigny restitue le mouvement de mai 68 dans toute sa complexité, montrant notamment comment il a été collectif, et non individualiste (par Lucie Fougeron, paru dans l’Humanité).

Les mobilisations de 68 ont touché toute la France, comme ici à Toulouse (photo: Fonds André Cros).

Voir également notre chronologie des événements: Mai 68 en quelques dates

L’historienne Ludivine Bantigny, maîtresse de conférences à l’université de Rouen Normandie, publie 1968. De grands soirs en petits matins (Seuil). Renouant avec une lecture sociale et politique, elle y saisit l’événement à tous ses niveaux, puisant à ses sources pour en restituer la vie, dans toutes ses dimensions.

Qu’avez-vous souhaité apporter, en tant qu’historienne, avec votre nouvel ouvrage, «1968. De grands soirs en petits matins»?
Ludivine Bantigny Les nombreuses déformations véhiculées au sujet de 1968 sont problématiques: on entend souvent que cela n’aurait été qu’une révolte de petits-bourgeois, de «fils à papa» devenus ces «soixante-huitards» qui auraient sacrifié l’esprit du mouvement, une génération parfaitement intégrée à un système néolibéral au nom d’une supposée idéologie libérale-libertaire, et qui serait responsable des maux actuels. Face à cela, il importait de revenir à l’événement, donc aux innombrables archives produites en son cours, qui permettent de l’envisager à tous les niveaux, dans son éclat et sa diversité.

Quelle est la composition sociale du mouvement?
Une certaine histoire a ancré l’idée d’un événement en trois étapes: d’abord les étudiants, ensuite le monde salarié, puis le pouvoir qui reprend la main. A partir des archives et avec l’apport d’une historiographie renouvelée, on voit que bien avant le début de l’événement entendu au sens strict – le 22 mars 1968, le 3 mai, la «nuit des barricades» du 10 mai –, des brassages sociaux ont lieu. L’année 1967 connaît un pic de grèves, dans tous les milieux. De fortes mobilisations créent des rencontres entre univers sociaux à travers des actes de solidarité entre ouvriers, paysans, étudiants. Les archives issues des interpellations et des arrestations du 3 mai attestent d’une gamme très étendue de métiers, de statuts, et aussi d’une communauté d’âge. Ce brassage se rapporte aussi à un projet politique: une volonté de sortir des identités assignées, à l’instar, entre mille autres expériences, de ces étudiants qui réfléchissent à l’Université mais, au-delà, à une société différente où seraient surmontés les clivages entre manuels et intellectuels, où le travail serait redistribué.

Les revendications composent aussi un portrait de la France d’alors…
Les archives permettent de reconsidérer les «trente glorieuses», notamment en termes de réalité des conditions de travail et d’existence. Cinq millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, une réalité occultée de détresse sociale. La question de l’emploi commence à être une inquiétude lancinante.

Vous interrogez aussi l’événement d’un point de vue géographique…
Mai 68 ne s’est pas déroulé qu’à Paris. Par ailleurs, on ne peut pas considérer les événements français sans le monde dans lequel ils prennent appui. Les mouvements de contestation qui se développent de par le monde sont mobilisés comme source d’inspiration. Des militants, aussi oubliés aujourd’hui que cruciaux alors, franchissent les frontières: il y a une véritable circulation et des transferts d’expériences. Sans oublier les étrangers qui vivent et travaillent en France et s‘y mobilisent, confrontés à la répression, aux expulsions – ce qui est largement méconnu –, comme ces ouvriers espagnols antifranquistes reconduits à la frontière…

Autres protagonistes dont le point de vue est méconnu: les forces de l’ordre. Que révèlent vos recherches?
C’est en réaction à l’intervention policière que l’événement 68 stricto sensu est déclenché. Mais rien n’est lisse ni linéaire non plus de leur côté. Les archives montrent leur désarroi, leurs doutes, à différents niveaux et égards: idéologique et politique, quand les policiers ont le sentiment d’être «lâchés» par le gouvernement alors qu’ils sont sur-sollicités et exposés à une situation inédite. D’un point de vue professionnel aussi, par rapport au contrôle de l’espace public, à leur équipement et à leurs armes, notamment face au savoir-faire du camp adverse. Pour l’institution policière, dans ses diverses composantes, l’événement a pu également être un dévoilement.

Mai 68 est souvent considéré comme l’année zéro du féminisme ou encore un événement dans la révolution sexuelle: qu’en est-il réellement?

De très nombreuses femmes s’impliquent, avec ce paradoxe qu’elles s’engagent comme telles mais voudraient aussi se faire oublier comme femmes. Et elles sont confrontées à des contradictions de toutes sortes (y compris en elles-mêmes, comme quand elles ne se sentent pas légitimes pour prendre la parole): les pratiques sexistes existent aussi au sein d’un mouvement qui prône pourtant la fin des dominations et des aliénations. Leur volontarisme est impressionnant au vu de ces multiples contraintes. Des slogans du type «Jouir sans entraves» sont attachés à Mai 68, mais la question des sexualités est peu posée durant l’événement: globalement cela reste un tabou, même si des groupes, minoritaires, commencent à en faire un enjeu.

Face aux déformations et au dénigrement des projets portés par le mouvement, vous choisissez, écrivez-vous, de les «prendre au sérieux»…
Il ne s’agit pas non plus de faire de 68, un modèle ou un fétiche. Je souhaitais avant tout montrer, par rapport à tout ce qu’on a pu dire de supposés «petits-bourgeois sans projets» dont on ne retient que la «pensée par slogans», que ces slogans sont très importants, mais sont issus de tout petits groupes à mettre en rapport avec l’immensité des revendications, pratiques, projets, réflexions qui émanent de partout. Qu’il s’agisse des lycéennes et lycéens élaborant des projets de réforme pédagogique d’une grande maturité, de ce qui se passe dans l’Eglise ou encore chez les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris, chez les artistes, les artisans, des boulangers aux chauffeurs de taxi…

Et tout part du quotidien: c’est à partir des revendications matérielles qu’on tire des fils vers l’élaboration d’alternatives à l’ordre social: avec les augmentations de salaire on acquiert une dignité; quand on met en question les hiérarchies on en vient à imaginer une société sans patrons, l’autogestion, on interroge le sens et le partage du travail… cela va très loin. On part de l’ordinaire pour imaginer des extra-ordinaires. Pour cela, il faut du temps. Un temps que viennent métamorphoser la grève et l’occupation: tout d’un coup, on a la possibilité de se poser, discuter, réfléchir. L’événement, en son cours, fait alors revisiter la définition et la conception du politique, dépassant sa dimension politicienne et institutionnelle qui alimente chez les personnes «sans responsabilités» le sentiment de ne pas être concernées ni légitimes. L’événement ouvre à cette légitimité et montre la politique dans son sens le plus fort, la capacité à faire société et à prendre en charge ses propres affaires, en se les réappropriant. Ce qui va inspirer les luttes des années suivantes.

Ces expériences, dont le point commun est d’élaborer un avenir hors du marché et de la compétition, nous apprennent beaucoup sur les possibles démarches de pensée et de pratiques – et cela peut nous inspirer encore aujourd’hui. n

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1968. De grands soirs en petits matins, de Ludivine Bantigny, éditions du Seuil, 2018, 464 pages.