Bakounine jouait sans avoir toutes les cartes, mais Marx non plus

Marx vu par un anarchiste • Quelle vision un anarchiste a-t-il de Marx et de son héritage? Nous avons posé la question à Aristides Pedraza, militant au syndicat SUD.

Par Aristides Pedraza

Il existe entre l’œuvre marxienne et les courants qui se réclament du syndicalisme révolutionnaire ou du communisme libertaire, bien plus de passerelles qu’il n’y paraît. Elles permettent une circulation permanente d’un territoire à l’autre. Cette circulation n’exige aucun projet particulier de «marxisme libertaire» par greffe d’un peu d’anarchisme sur une gauche étatiste. Il ne s’agit pas d’apporter un peu d’âme à la politique de délégation et à sa centralité étatiste mais bien de construire une politique de libération.

Pour ce faire, la première tâche est de libérer le Marx de l’auto-activité. Bakounine polémiquait contre Marx et ses amis non pas seulement sur la construction théorique mais sur le processus de travail politique proprement dit. Bakounine et beaucoup de libertaires après lui partagent avec la construction marxienne la conviction qu’il y a une hypothèse communiste à explorer, qu’il y a une possibilité révolutionnaire et qu’il importe de faire bouger les lignes en ce sens.

De Marx, Bakounine a repris la critique de l’économie, l’idée que seul le travail est créateur de richesse. Peu importe que Marx ait utilisé pour ce faire des matériaux produits par d’autres que lui, peu importe qu’il se soit approprié, notamment chez Proudhon, des dispositifs théoriques essentiels. Ce qui est essentiel c’est le seuil historique qu’il permet à l’hypothèse communiste de franchir. Bakounine le dit très clairement quand il parle du Capital: «Aucun ouvrage ne renferme une analyse… aussi impitoyablement démasquante de la formation du capital bourgeois et de l’exploitation systématique et cruelle que ce capital continue d’exercer sur le prolétariat.»

Le patrimoine commun de l’émancipation
Les éléments structurels mis à jour ou rassemblés par Marx, ses principes d’analyse, sont un patrimoine commun du mouvement d’émancipation tout en rappelant que comme lui, nous ne sommes pas marxistes. Mais ce travail ne fonde pas à lui tout seul une politique. Et c’est bien là qu’il se heurte à Bakounine. Sur la tension entre nécessité et liberté dans les processus historiques. Sur la construction de l’autonomie populaire, sur l’indispensable lutte sociale et politique «à distance» de l’Etat, sur la conception de la matérialité même de l’appareil étatique, sur son autonomie relative par rapport aux classes dominantes, sur le danger bureaucratique, donc sur les tâches révolutionnaires face à l’Etat et sur le caractère de pouvoir séparé de tout Etat quel qu’il soit.

Marx, nous le savons, a reconnu l’importance de la création que supposait la Commune de Paris, Bakounine aussi. Mais le processus de travail politique effectivement développé par Marx pousse à interroger ses propositions centrales de dictature du prolétariat et de dépérissement de l’Etat. Tout comme nous sentons bien qu’il faut repousser avec détermination une conception déterministe et formée de l’histoire pour pouvoir lutter. Certes Bakounine n’a lui-même pas donné de réponse générale, avec une cohésion solide, à ces questions, mais sa force d’interpellation et d’interrogation, la grande tension critique qu’il impose, ont ouvert la voie à une exigence révolutionnaire prenant en charge la démocratie de base, le refus du pouvoir séparé et la proposition de l’autogestion socialiste. Ce n’est pas peu de chose.