Ah le joli mois de mai: 1968 – 2018

Musique • Les commémorations sont prétextes à parutions, hommages, articles de presse, émissions radio ou télévision. Mai 68 n’échappe pas à la règle. Comme dans toutes ces démarches le meilleur côtoie le mercantilisme. Mai 68 aussi fait vendre...

Pour les 50 ans de mai 68, la chanteuse française Dominique Grange revient avec ses chansons, elle qui a toujours affirmé, et affirme encore, ses engagements politiques. En cette année de «commémorations», elle propose, avec la complicité de son compagnon Jacques Tardi et du groupe Accordzéâm, un livre disque aux éditions Casterman: Chacun de vous est concerné. Cet album, magnifiquement illustré par Jacques Tardi, se présente sous la forme d’un grand livre cartonné, au format d’un disque 33 tours avec des doubles pages d’illustration et des doubles pages de présentation des onze chansons gravées sur le disque 33t inséré dans le livre. Une sorte de grand livre pour enfants pour les grands enfants, avec des chansons pour accompagner les manifs…

Engagée dans les luttes
En 1963, en pleine vague yéyé, Dominique Grange enregistre ses premières chansons et connaît un certain succès radiophonique. Avec l’éclatement des révoltes de 68, elle tourne le dos à cette carrière de chanteuse de variétés pour s’engager dans les luttes. Elle enregistre un premier disque 33 tours Chansons de Mai 68, produit en autogestion par le collectif Expression spontanée. Cinq des titres de ce premier album ont été réenregistrés pour Chacun de vous est concerné. Après que les braises des révoltes de mai se soient refroidies, elle rejoint l’organisation maoïste La Gauche prolétarienne et sa chanson «Les nouveaux partisans» en devient l’hymne de lutte. Elle s’implique dans le mouvement des «établis» et va travailler en usine pour soutenir les luttes des prolétaires. Comme les militantes et militants de ce mouvement ouvriériste, elle se trouve face à des ouvrières et des ouvriers qui souhaitent plus améliorer leurs conditions d’existence que faire la révolution.

Malgré les désillusions et les défaites, elle reste fidèle à ses idéaux politiques et poursuit ses engagements pour les causes qui continuent de lui tenir à cœur: droit d’asile, anticolonialisme, antimilitarisme, écologie. Elle déclare dans interview de juin 2005 pour le journal Rouge: «Je considère que mes chansons sont des armes dont on peut se servir pour soutenir des luttes, pour en parler, pour exprimer le ressenti, le vécu des gens qui ne peuvent pas s’exprimer.»

Pour Chacun de nous est concerné, Dominique Grange a réenregistré dix de ses chansons, ainsi qu’un nouveau titre: «Requiem pour les abattoirs». Cet album est un livre disque qui nous fait revivre les luttes et nous encourage à les poursuivre. Il se conclut par «N’effacez pas nos traces!», chanson écrite en 2007 après le discours du candidat Sarkozy à Bercy: «Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué, ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes. Je veux tourner la page de Mai 68…». Pour Dominique Grange, la lutte continue! «Ce n’est qu’un début, elle vient la relève – Et de Mai 68 elle héritera demain – N’en déplaise à certains, fossoyeurs de nos rêves – qui aurait tant voulu nous voir baisser le poing!»

Hommage pour les 25 ans de la mort de Léo Ferré
Une autre très belle surprise à découvrir en ce mois de mai 2018 vient du collectif artistique La Souterraine, qui se définit comme «une structure polymorphe qui permet à des talents rares de s’exprimer en toute liberté, en marge du commerce». Les éditeurs de Léo Ferré, les nouvelles éditions Méridian et les éditions La Mémoire et la mer ont décidé de confier à ce collectif le soin de réaliser un album hommage pour les 25 ans de la disparition de Léo Ferré qui, hasard du calendrier, coïncident avec les 50 ans de mai 68.

La souterraine a rassemblé 13 jeunes artistes autour du projet, qui a pour titre C’est extra, 13 reprises de Léo Ferré. Le choix des chansons sort des sentiers battus et rebattus et si le titre de l’album fait référence à «C’est extra», un des grands succès de Léo Ferré avec «Avec le temps», vous n’y trouverez ni l’un, ni l’autre.
L’album s’ouvre avec une interprétation lumineuse de «Tu ne dis jamais rien», chanson d’amour extraite de l’album pop-rock La Solitude. «Les Pop», également extraite de cet album, figure aussi parmi les titres choisis. L’envie est grande de citer et détailler tous les titres, tant le choix a été effectué avec soin et originalité. L’on retrouve ici des chansons qui ont été puisées dans un répertoire qui s’entend des années cinquante jusqu’à la fin des années quatre-vingt. L’occasion de découvrir ou redécouvrir notamment trois très belles chansons des débuts dont «La chanson triste» et «La mauvaise graine», une perle de poésie tout en sobriété. S’il en existe un enregistrement de 1959 pour la radio, elle ne sera reprise dans aucun album.

Deux titres de l’album «L’été 68»
Ce répertoire d’avant Barclay est moins connu, mais on y retrouve déjà la force et la poésie qui caractérise le travail de Ferré. Au milieu de ces titres figure «Est-ce ainsi que les hommes vivent?» dont le texte est de Louis Aragon, seul emprunt aux poètes également mis en chansons par Ferré. Calendrier oblige, deux titres de l’album L’été 68, avec «La nuit» et «Les anarchistes», se devaient de figurer ici. Pour la petite histoire, «Les anarchistes» avait été écrit pour l’album de 1967, mais Léo Ferré ne l’avait pas incluse dans cet album, sur conseil de sa compagne de l’époque. L’on retrouve aussi le final de «L’Opéra du pauvre», œuvre que Léo Ferré a enregistrée en 1983 et dont d’obscures batailles de successions empêchent encore à ce jour la réédition.

Au final, l’on découvre un album original et une authentique démarche artistique. Les artistes de La Souterraine donnent ici leur interprétation en restituant la force et l’émotion des chansons, tout en évitant les pièges de la copie ou de l’imitation.

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Dominique Grange – Accordzéâm – Tardi, Chacun de nous est concerné, Édition casterman, mai 2018

La souterraine C’est extra, 13 reprises de Léo Ferré, Les nouvelles éditions Méridian / La mémoire et la mer, avril 2018