«Notre action est davantage criminalisée»

Brésil • Jeune militante du Mouvement des travailleurs sans terre (MST), Judite Santos raconte les luttes de petits paysans brésiliens pour une juste répartition des terres, rendue plus difficile sous le gouvernement de Michel Temer.

«Il a toujours manqué une majorité parlementaire pour mettre en place une réforme agraire», explique Judite Santos. (photo: Theodora Peter)

En marge du Forum Social Mondial (FSM) en mars dernier, nous avons rencontré Judite Santos, militante du Mouvement Sans Terre (MST) de 34 ans. Coopératrice de l’ONG suisse romande E-Changer, elle dénonce la politique de démantèlement des droits sociaux de l’actuel président, Michel Temer.

Rappelez-nous en quelques mots ce qu’est le MST?
Judite Santos Nous sommes un mouvement social parmi les plus importants du Brésil, qui lutte depuis plus de 30 ans. Notre principal objectif est depuis toujours d’organiser les travailleurs ruraux pour défendre le droit à la terre, afin d’obtenir enfin une réforme agraire populaire. Celle-ci doit être basée sur un modèle de production qui respecte le travailleur agricole et la nature et qui favorise l’agriculture biologique, en n’utilisant en principe pas de produits agrochimiques. Il faut savoir qu’au Brésil, moins de 1% des propriétaires terriens possèdent 45% des terres cultivables. Et 48% des paysans n’en possèdent que 2.3%, sans compter ceux qui sont ouvriers agricoles. C’est l’une des répartitions de la terre les plus injustes du monde. Actuellement, nous regroupons plus de 1.5 millions de paysans sans terre, qui font partie de la base sociale du MST.

Quelle a été votre trajectoire au sein du MST?
Mes parents ont toujours travaillé à la campagne. En plus du travail aux champs, ma mère s’occupait de ses 7 enfants. Mon père louait un bout de terre et devait donner un pourcentage de la récolte au propriétaire. Le reste de l’année, les deux cherchaient du travail à la journée pour nourrir leur famille. Ils faisaient partie des Communautés ecclésiastiques de base rurales, liées à l’Eglise Catholique. En 1997, mes parents ont rejoint le MST. J’avais alors 13 ans. Nous avons occupé avec d’autres paysans une terre et on m’a donné la responsabilité de m’occuper des petits d’âge préscolaire. Après 30 jours, on a été expulsé une première fois. Cette expulsion s’est répétée une dizaine de fois jusqu’à ce qu’en 2003, on réussisse à avoir un accès à un lopin de terre.

Que s’est-il passé ensuite?
A cause de ces expulsions, je n’ai pas pu aller régulièrement à l’école. Après 4 ans de lutte, on a cependant définitivement pu légaliser l´endroit, où mes parents vivent encore aujourd’hui. J’ai pu suivre mon école secondaire dans des écoles du MST, puis intégrer l’Université en histoire. J’ai ensuite mené certaines tâches «internationalistes» du MST, passant 3 ans à Cuba, 1 an au Venezuela et aussi quelques mois au Mozambique. Je coordonnais des «brigades». Maintenant, je travaille dans le secteur international du MST, et c’est l’ONG E-Changer qui me finance, et qui renforce ainsi, comme elle l’a fait depuis tant d’années, notre mouvement. Ce genre de contact est essentiel pour faire connaître notre lutte, car il ne faut pas compter sur les médias habituels pour le faire.

Comment se passe concrètement la lutte du MST?
Notre lutte est celle du droit à la terre. Les paysans organisés par le MST occupent des terrains. Nous les choisissons en fonction de critères définis. Elles doivent être laissées en friche par leur propriétaire, en proie à une déforestation massive et à un appauvrissement de la diversité écologique, compter des travailleurs en situation que l’on peut considérer comme de l’esclavagisme (ce qui n’est pas rare dans le Brésil d’aujourd’hui). Il en va de même avec des terres utilisées pour la culture de drogue ou en toute impunité par des privés malgré le fait qu’elles soient en mains publiques. En principe, on n’occupe pas de terres de moins de 300 hectares. Dès que les paysans sont installés, ils se mettent à cultiver et s’organisent pour assurer l’éducation des enfants et le minimum de services communautaires.

Quelle est la réaction des propriétaires?

Souvent, le propriétaire appelle la police ou des gardes privés pour déloger les occupants, mais le MST saisit la justice et une instance fédérale, l’Institut national de colonisation et réforme agraire (lNCRA), qui est compétente pour résoudre ces situations. C’est la période de «l’acampamento» (campement), qui peut durer plusieurs années et où la menace d’être délogé reste permanente. Si un arrangement est trouvé et que les terres peuvent être transférées officiellement aux paysans, alors on parle d’«assentamento» (implantation). Il y a plus de 90’000 familles dans des «acampamentos» et 350’000 dans des «assentamentos». Mais la lutte ne s’arrête pas là, car la loi exige de l’Etat fédéral qu’il fournisse alors une maison, l’accès à l’eau et à l’énergie, et permette aux enfants d’aller à l’école. Or, comme vous avez pu le constater, dans notre assentamento situé à 80 km de Salvador de Bahia, seules 17 maisons sur 170 ont été construites après dix ans, car les fonds destinés à ces programmes sont toujours trop vite épuisés!

Pourquoi il n’y a jamais eu de réforme agraire, même sous les gouvernements de Lula et de Dilma Rouseff?
Il a toujours manqué une majorité parlementaire nécessaire pour le faire. Le parti des travailleurs (PT) de Lula et de Dilma a toujours été minoritaire au parlement La majorité de députés sont issus des familles de grands propriétaires terriens (que l’on appelle ici les ruraux), qui se sont opposés à la réforme agraire. Ce secteur a été soutenu massivement par de gros fonds d’investissement, des banques et des entreprises de l’agrobusiness qui contrôlent toute la chaîne de production et de commercialisation agricole et achètent même des terres, pas seulement au Brésil, mais partout dans le monde. Parmi elles, on trouve des entreprises suisses ou établies en Suisse. C’est ça la réalité et c’est pourquoi on doit continuer à lutter.

Depuis le coup d’Etat parlementaire de 2016 et l’arrivée de Temer au pouvoir qu’est-ce qui a changé pour le MST?
Temer a coupé tous les fonds d’aide aux paysans. A Brasilia, les locaux de l’INCRA (Institut national de colonisation et réforme agraire) sont même vides. Les chances de pouvoir légaliser les terres occupées sont donc très faibles. De plus, notre action est davantage criminalisée. Les attaques contre les dirigeants du MST se multiplient. Un ami a été assassiné dans la région de Salvador de Bahia cette année. Les expulsions violentes des terres occupées sont beaucoup plus nombreuses. Et je ne parle que pour ce qui touche le MST. Dans les faits, tous les programmes et les droits sociaux sont systématiquement attaqués.

Comment se positionne le MST pour les élections d’octobre 2018?
Nous défendons la candidature de Lula. Si la justice l’empêche de se présenter, c’est la démocratie au Brésil qui est en péril. Dans tous les sondages, il a 2 fois plus d’intentions de vote que le premier de ses opposants. Il est clair que Lula fait partie du «système politique», mais pour nous le Parti des travailleurs (PT) représente la meilleure option.

Qu’aimeriez-vous ajouter?
Au MST, nous voulons dénoncer la militarisation de l’Etat de Rio décrétée par le gouvernement de Temer au nom de la lutte contre la criminalité organisée. Nous craignons vraiment que cela soit la préparation d’une mainmise de l’armée sur tout le pays, comme un coup d’Etat déguisé.