Un artiste prolétarien qui dut s’exiler en Suisse

Gravure • La publication de «Nuit sur l’Allemagne», qui regroupe 107 œuvres du graveur Carl Meffert, est l’occasion de revenir sur cet artiste qui vécu en Suisse dans l’illégalité sous le nom de Clément Moreau et y collabora à divers journaux politiques et syndicaux.

La puissance des images de Moreau tient à leur caractère brutal, jouant des contrastes du noir et du blanc et aux cadrages, qui vien- nent de la photo- graphie et surtout du cinéma, dont il reprend aussi la dramaturgie de la lumière et de l’ombre. (DR)

Les lecteurs de la Voix ouvrière et du Vorwärts des années 1970-1980 se souviennent peut-être de la présence, dans les colonnes de ces journaux, des puissantes linogravures en noir et blanc de Carl Meffert, graveur prolétarien allemand qui dut s’exiler en Suisse en 1933, y vécut dans l’illégalité sous le nom de Clément Moreau, et en fut expulsé en 1935 après avoir collaboré aux journaux syndicaux et au Basler Vorwärts, l’organe en langue allemande du parti communiste suisse.

Revenu en Suisse en 1962 après un coup d’Etat militaire en Argentine – où il s’était réfugié après la Suisse, poursuivant son combat antifasciste et de défense des exploités –, on le redécouvrait alors grâce au regain d’intérêt né de l’après 1968 pour la culture politique révolutionnaire des années 1920. Un livre lui fut consacré en RDA par Werner Mittenzwei en 1977, plusieurs expositions de ses œuvres eurent lieu (notamment à Berlin, à Zurich mais aussi à Genève dans le cadre de l’Université) et Richard Dindo réalisa son portrait filmé en Gebrauchsgrafiker, «graphiste utilitaire», comme il aimait à se définir, récusant le terme d’artiste. Lors de la présentation du film à Genève, en sa présence, il rompit quelques lances avec le graphiste «de la V.O.», Charles Affolter, et fit la connaissance du peintre chilien José Venturelli, exilé lui aussi, et comme lui artiste révolutionnaire (dont la Librairie Rousseau publia Patria negra y roja en 1975).

Témoin dans l’Allemagne de Weimar
Né en 1903, enfant de l’Assistance publique, fuyant les pensionnats répressifs – il tirera de cette expérience plus tard une série de gravures Fürsorgeerziehung –, il avait rejoint les Spartakistes en 1919 et, l’année suivante, fut condamné à six ans de prison pour «délits politiques». Libéré après trois ans et demi de détention, il fit alors connaissance du graveur polonais Jankel Adler et du peintre allemand Franz Seiwert et devint dessinateur publicitaire et politique. Il se lia ensuite aux artistes militants Käthe Kollwitz, Emil Orlik, John Heartfield, œuvrant désormais pour la presse ouvrière, illustrant des livres comme Ciment de Fiodor Gladkov, Fontamara d’Ignazo Silone et, plus tard, Die Brücke im Dschungel (Le Pont dans la jungle) de B. Traven.

Membre de l’Association révolutionnaire des artistes plasticiens, il témoigne, comme d’autres artistes du moment (Grosz, Dix), de la situation sociale dans l’Allemagne de Weimar mais avec une plus grande proximité avec les situations concrètes d’un peuple voué au chômage (Erwerbslose Jugend/Jeunesse sans emploi), à l’autoritarisme et à la violence des groupes d’activistes nazis. Comme les illustrateurs Frans Masereel et Max Lingner qu’il rencontre à Paris, il donne, dans ses suites de gravures, de véritables portraits de la misère sociale de l’époque en organisant ses images en récits «démonstratifs».

Après l’incendie du Reichstag, Meffert, qui fréquente depuis 1930 la coopérative agricole et d’artistes Fontana Martina au Tessin près d’Ascona, se réfugie en Suisse et y réside illégalement. Il est aidé par des militants libertaires et communistes comme l’historien de l’art Georg Schmidt, le médecin Fritz Brupbacher, le peintre Richard-Paul Lohse et, prenant le pseudonyme de Clément Moreau, il continue son combat antifasciste et social en collaborant avec la presse syndicale et d’extrême-gauche suisse. Il accompagne en particulier un mouvement de grève à Winterthur. Menacé d’expulsion en Allemagne après qu’une tentative d’autorisation de séjour que chercha à obtenir pour lui Léon Nicole, eut échoué, il s’exile en Argentine. Il y poursuit sa lutte par l’image contre le fascisme avec la Guerre d’Espagne et contre Hitler en donnant une «illustration» a contrario de Mein Kampf qui lui vaut un procès intenté par l’ambassade allemande à Buenos Aires (cette suite dessinée avait été éditée en 1976 par les éditions Syros en français). Il fonde une troupe de théâtre, donne des cours de dessin, s’intéresse aux Indiens et soutient les adversaires de Peron.

L’une des particularités de Moreau est d’avoir adopté un type de gravure permettant la rapidité d’intervention. La gravure sur bois nécessitait du temps tant à l’exécution qu’au tirage, elle était peu appropriée à l’impression dans un journal, il opta donc pour la linogravure et gravera même dans le plomb d’imprimerie. La puissance de ses images tient à leur caractère brutal jouant des contrastes du noir (relief) et du blanc (creux) et aux cadrages qu’il met en œuvre qui viennent de la photographie et surtout du cinéma dont il reprend aussi la dramaturgie de la lumière et de l’ombre. Ces caractéristiques culminent dans la mise en récit qui développe une manière de «bande dessinée» violente, déchirée et, pourrait-on dire, de l’ordre du cri.

Une œuvre méconnue hors du monde germanique
La publication en français de sa suite Nuit sur l’Allemagne, constituée de 107 linogravures des années 1937-1938, est un événement, car l’œuvre de Meffert/Moreau demeurait méconnue en dehors du monde germanique. S’il s’inscrit dans une tradition de la gravure en noir et blanc avec Vallotton puis Masereel (qui œuvra à Genève durant la guerre de 1914 dans les milieux pacifistes avec Romain Rolland, Pierre Jean Jouve notamment) –, Otto Nückel et, en Suisse romande, Alexandre Mairet ou Emil Zbinden, à Berne, l’originalité de son travail éclate dès lors que l’on s’attache à l’une ou l’autre de ses images et a fortiori quand on en suit le déroulement impitoyable.

Ainsi, l’histoire de ce militant pourchassé, emprisonné, torturé, qu’on veut pousser au suicide et que l’on «suicide» mains liées dans le dos puis dont la veuve doit venir payer le retrait des cendres pour pouvoir lui donner une sépulture. Ou celle de ce jeune garçon, fils d’un détenu politique, stgimatisé à l’école, pourchassé par les autres élèves et qui abdique et fait le salut nazi à son père quand celui-ci est de retour à la maison, s’attirant une gifle. «Que pouvons-nous faire?» s’interrogent les parents. Ce sont des scènes proches de celles que Brecht écrivit au même moment dans Grand-peur et misère du IIIe Reich, inspirées de témoignages sur la pénétration dans tous les recoins de la société et des esprits de la domination nazie, fondée sur la délation, la suspicion, l’arbitraire, le dressage et la violence nue.

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Clément Moreau, Nuit sur l’Allemagne, éditions Plein Chant, 2018, avec des textes de Jürgen-Wolfgang Goette, Sabine Kruse, Thomas Miller, Eva Korazija