L’antispécisme: une cause progressiste?

La chronique de Jean-Marie Meilland • Ces dernières années, l’antispécisme, rejet d’une division en espèces justifiant la domination des humains sur les autres animaux, est souvent présentée par ses promoteurs comme «la» cause progressiste du XXIe siècle. Sans vouloir clore en quelques paragraphes un débat aussi intéressant que complexe, il est pourtant possible d’émettre quelques remarques critiques.

Ces dernières années, l’antispécisme, rejet d’une division en espèces justifiant la domination des humains sur les autres animaux, est souvent présentée par ses promoteurs comme «la» cause progressiste du XXIe siècle. Sans vouloir clore en quelques paragraphes un débat aussi intéressant que complexe, il est pourtant possible d’émettre quelques remarques critiques.

Historiquement, il faut d’abord signaler que l’antispécisme a sa source spécialement dans l’utilitarisme qui au XIXe siècle, chez Bentham et Mill, en appelle à un souci moral de la souffrance des animaux. Bentham affirme: «La question n’est pas: peuvent-ils raisonner ? ni: peuvent-ils parler ? mais: peuvent-ils souffrir ?» Ces auteurs ne se considèrent pourtant pas comme antispécistes. Un deuxième moment de cette réflexion se situe à la fin du XXe siècle quand notamment Peter Singer adopte le concept d’antispécisme et qu’il passe du souci utilitariste de la souffrance animale à la défense du végétarisme. Une troisième étape, plus récente, adopte parfois un point de vue utopiste, soutenant non seulement que l’homme ne doit plus consommer de produits animaux, mais encore qu’il doit peu à peu mettre fin à la prédation dans toutes les espèces, ayant reçu mission d’éliminer la souffrance du monde.

Ne parlons pas de la version utopiste: elle renvoie à une vision religieuse où tous les êtres seraient réconciliés dans un Jardin d’Eden, mais il manque un Créateur pour effectuer un travail qui paraît dépasser quelque peu nos moyens !

Si l’on considère la version modérée défendue par Peter Singer avec des arguments généralement rigoureux, on peut tout de même émettre deux critiques.

D’abord, l’attention portée avec raison à la souffrance des animaux, quoi qu’il en dise, ne semble pas aboutir logiquement au végétarisme. En effet, même s’il est possible pour les hommes de s’abstenir de consommer de la chair animale, biologiquement, l’homme reste un omnivore dont le régime alimentaire comprend naturellement de la viande.

Il semble difficile de construire une morale contre la nature (il ne peut pas être plus immoral de manger ce que prévoit pour nous la nature qu’il serait immoral de marcher sur ses deux jambes). Ce qui est obligatoire pour un être, c’est d’agir au mieux dans le cadre de sa nature, soit dans le cas présent pour les hommes moraux, de ne consommer sans excès que des animaux dont on a respecté la qualité de vie et qu’on a mis à mort sans les faire souffrir inutilement. Exiger plus, ici le végétarisme, c’est rendre obligatoire ce qu’en morale on appelle le surérogatoire, soit une action qui est bonne, mais outrepasse l’obligatoire, et peut être recommandée mais non prescrite1.

Il en va de la consommation de viande comme de la guerre. Dans l’absolu il est certes bon de s’abstenir de toute guerre, mais il n’est certainement pas possible de condamner moralement toutes les guerres dont certaines, défensives et/ou s’opposant à la barbarie, sont justifiées. Ainsi du point de vue moral, le végétarien et le pacifiste absolu relèvent tous deux du surérogatoire; ils ne peuvent imposer leur conduite comme obligatoire aux autres hommes, dont la constitution est faite pour consommer aussi de la viande et occasionnellement (hélas) pour se battre quand leurs intérêts vitaux sont concernés.

Une deuxième faiblesse qui regarde plus directement l’antispécisme est le refus d’accorder une priorité à sa propre espèce au nom d’une égale attention morale à tous les êtres sensibles. Ce point de vue néglige le fait que toutes les espèces vivent d’abord pour elles-mêmes. Chez les humains, il existe des cercles moraux. Faire légitimement attention à la souffrance des animaux n’empêche pas d’accorder plus d’importance à ce qui touche son espèce. A devoirs égaux (comme donner à manger ou soigner) et si l’on ne peut satisfaire à la fois tous les êtres concernés, il faut d’abord s’occuper de ses proches, puis des membres de sa communauté, puis de son espèce et enfin des êtres extérieurs à son espèce. Il faut d’autre part admettre qu’on n’a pas les mêmes devoirs à l’égard de tous les êtres (on n’a pas le devoir d’agir autant pour la santé des animaux que pour celle des humains).

Il est bien sûr évident, du fait du nécessaire respect des proportions, qu’entre le caprice de l’homme et la survie de l’animal, c’est l’animal qu’il faut choisir. On pourrait dans ce sens juger, du moment que l’homme peut adopter le végétarisme, que s’il tue un animal pour se nourrir, il commet toujours un abus en sacrifiant une vie animale pour une simple préférence alimentaire. Mais en tenant compte des cercles moraux, il n’existe pas une interdicion morale de tuer les animaux pour se nourrir, même si ce n’est pas pour une question de survie: les humains, qui sont naturellement omnivores, ont en effet le droit de manger raisonnablement de la viande.

Il semble que la position la plus correcte soit celle défendue par les premiers utilitaristes qui n’étaient pas antispécistes2. Il est vrai que nous partageons avec les animaux (en tous cas avec une bonne partie d’entre eux) une sensibilité qui doit être un critère d’attention morale et qui impose qu’on veille à les faire souffrir le moins possible. Du point de vue de la sensibilité, il y a clairement une égalité entre l’animal humain et en tout cas beaucoup d’autres animaux. Mais cette position n’implique en rien que l’on doive adopter le végétarisme qui ne correspond pas à notre constitution physique. Elle n’implique pas non plus que nous n’ayons pas à accorder d’abord notre attention morale à nos semblables, car il est juste de se préoccuper premièrement de ceux qui sont proches, avant, si c’est possible, d’étendre le souci moral jusqu’aux autres espèces.

La lutte contre la souffrance animale (pour l’abolition de l’élevage industriel, pour la suppression du plus grand nombre possible d’expériences sur les animaux, pour la réduction de la consommation de viande) est assurément une cause progressiste. Mais il ne faut pas oublier que cette lutte passe par la lutte contre le capitalisme qui par l’appât du gain productiviste est responsable d’un grand nombre des abus dans le traitement des animaux, et aussi qu’il serait déplacé de trop se concentrer sur les non-humains quand tant d’injustices et de violences aux dépens de notre propre espèce attendent encore des solutions.

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1) à condition toutefois de suivre une diététique permettant d’éviter les carences alimentaires.
2) l’argument de Bentham justifiant la différence de traitement entre les humains et les autres animaux est pourtant surprenante: les animaux souffriraient moins car ils n’ont pas conscience de l’avenir. Peut-on en être sûr?