Trois paysages du genre humain

Cinéma • Le dernier film de Dominique Marchais «Nul homme n’est une île», en ce moment sur les écrans romands, explore avec beaucoup d'acuité les questions de l’aménagement du territoire, de la coopération, de la solidarité et de l’action collective. Entretien avec le cinéaste lors de son passage à Genève.

Par la mise en commun des ressources et des circuits courts, la coopérative Galline Felici offre une alternative prometteuse au système commercial agroindustriel dominant. (DR)

«Nul homme n’est une île » semble prolonger la réflexion que vous développiez dans «Le temps des grâces (2010) » et «La ligne de partage des eaux (2014)» sur les rapports entre l’être humain, son environnement et son gouvernement. La notion de paysage est explicitement associée dans ce film à celle de participation politique et de démocratie participative. Votre caméra explore trois exemples d’interactions collectives, positives d’un point de vue économique et social, et vertueuses du point de vue écologique, dans la province de Catane, dans les Grisons et au Voralberg…

Dominique Marchais En effet, comme mes réalisations antérieures, ce film s’intéresse lui aussi à la question du paysage. J’envisage ici le paysage comme projet politique. C’est pourquoi j’ai décidé de commencer et de terminer mon film sur la fresque dite «du Bon et du Mauvais Gouvernement». Le projet de cette fresque, qui orne le Palazzo Pubblico, était de produire un futur désirable et de l’associer à un type de paysage. Dans la Sienne du XIVème siècle, la peinture de Lorenzetti reflétait une nouvelle représentation de la cité, teintée non seulement d’un réalisme quasi documentaire, mais aussi d’idéalisation. Lorenzetti nous présentait alors une relation inédite pour l’époque, et harmonieuse, entre la ville et la campagne, tout comme un rapport apaisé des hommes à l’autorité et au travail. Par contraste, le mauvais gouvernement s’incarnait dans sa peinture par la déréliction, la guerre et l’inactivité. En explorant trois situations collectives locales particulières dans l’Europe d’aujourd’hui, j’ai voulu montrer dans mon dernier film Nul homme n’est une île, qu’à l’instar de cette fresque admirable, la qualité d’un projet politique peut encore se mesurer à son projet de paysage.

Pouvez-vous décrire ce que ces trois situations que vous filmez en Italie, en Suisse et en Autriche ont en commun?

Le film s’inscrit dans une vision d’une Europe post-nationale constituée de nébuleuses de collectifs qui peuvent avoir des formes différentes, mais s’organisent et se mettent en réseau. Ces dernières ne se substituent pas à des échelles préexistantes. Elles peuvent néanmoins redonner aux citoyens la capacité et le sentiment de pouvoir agir sur le monde. Les Galline Felici en Sicile compte vingt-cinq associés. Il y a dix ans, ils envisageaient d’abandonner l’agrumiculture à cause de la pression concurrentielle de la grande distribution. Sans appui politique, dans un contexte en outre marqué par la criminalité et l’influence de la mafia, ils ont décidé, sur le modèle des groupes d’achat solidaire (GAS) du Nord de l’Italie qui développent des circuits courts et la vente directe, de mettre en commun leurs ressources. Aujourd’hui, leur réseau s’étend en France, en Belgique et en Autriche et répond aux besoins de cinq cents personnes!

Les villageois de Vrin dans le canton des Grisons ont transformé quant à eux leur village en modèle de développement local. L’architecture y est venue au secours de l’agriculture. Grâce au remembrement et à de nouveaux bâtiments agricoles en bois, intégrés et adaptés aux exigences de l’agriculture moderne, ils ont insufflé un nouveau dynamisme à la vie locale tout en permettant à l’artisanat de perdurer.

Enfin, dans la région du Voralberg, la culture du bâtiment a été intensément repensée au cours des trente dernières années. Toute la région s’est mobilisée. La maturité de la population sur les questions énergétiques est impressionnante. Les citoyens sont très actifs à l’échelon communal. Les maires, aidés par l’action du Bureau des Questions du Futur, s’y considèrent moins comme des décideurs que comme des personnes en charge de créer les conditions de la participation citoyenne à la vie communale. Ils ne dispensent pas de bonnes pratiques, mais parviennent à en susciter. Les artisans et les architectes se posent des questions politiques, écologiques, de solidarité, de bien commun. Les différentes facettes de la citoyenneté que l’on trouve dans le monde professionnel parviennent à irriguer les institutions classiques et les échelles d’activité et de décision se synchronisent de la façon la précieuse.

Ces trois exemples représentent-ils selon vous des modèles de transition sociale et écologique qui devraient être suivis à une plus large échelle?    

Les solutions ne sont pas les mêmes partout. Contrairement à des documentaires à portée didactique et pédagogique comme Demain (2015) ou à certaines entreprises engagées dans le «Greenwashing», Nul homme n’est une île ne prétend pas dire aux gens ce qu’ils doivent faire. Le documentaire montre cependant que des solutions sont trouvées par les acteurs lorsqu’ils peuvent s’approprier les décisions et penser leur action à l’échelle locale.

Le paysage – en tant que concept à la fois géographique et anthropologique – semble constituer le fil conducteur de votre œuvre.

C’est en effet un point commun entre tous mes films depuis le premier Lenz Echappé (2003), adaptation du roman de Georg Büchner. Je m’intéresse au rapport entre le dedans et le dehors, au sentiment de soi et d’impermanence du monde. Mon rapport au paysage n’est pas serein. Il est inquiet. J’ai vécu avec beaucoup de souffrances les mutations du paysage rural. J’avais l’impression que quelque chose nous était enlevé. Je voyais des paysages que je ne comprenais plus. Ma mélancolie était due au sentiment d’inadéquation entre nos représentations et la réalité. D’un côté, il y a ces images d’Epinal et des catégories qui tournent à vide comme celles des manuels scolaires. Ces dernières se conforment à des idées figées. Celles qui convoquent dans notre imaginaire la plaine, la vallée, le plateau calcaire. De l’autre, il y a la réalité de la ruralité d’aujourd’hui qui est habitée par la centrale nucléaire, la plateforme logistique, le centre commercial et le rond-point. Or, je pense que c’est à partir de représentations justes que l’on peut vraiment agir sur le monde.

Quel lien entretient votre intérêt pour le paysage avec l’univers de votre enfance et de votre jeunesse?

Il y a en effet une dimension personnelle dans mon cinéma, liée à l’enfance et à la famille, au sentiment de perte d’un monde; l’impression que quelque chose a changé et change de façon radicale. Dans les années 1970, il y avait plusieurs fermes dans mon village et des vaches. En l’intervalle de cinq ans, il n’y avait plus de fermes et trois lotissements se sont construits. J’avais entre huit et douze ans. Je me souviens d’avoir vu ce paysage rural disparaître en un matin. J’ai connu la ferme, les poules, la chasse, les battues, ce monde un peu renoirien. J’essaie peut-être de le retrouver au travers de mes films.

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Le film est à l’affiche des cinémas Bio Carouge, Les Galeries Lausanne, Rex Fribourg, Apollo Neuchâtel (seulement dimanche), ABC La Chaux-de-Fonds, Cinéma d’Oron, Grain d’Sel Bex, Cinéma Royal Sainte-Croix , Cinemont Delémont (seulement dimanche).