Une vague d’assassinats de leaders sociaux malgré le processus de paix

Colombie • Bien que des accords de paix aient été ratifiés entre la guérilla des FARC et le gouvernement en 2016, la violence d’Etat et des paramilitaires persiste contre les leaders sociaux ou communautaires. 130 militants ont déjà été tués en 2018.

Le 5 juillet, différentes organisations ont montré que nombre d’assassinats de militants en Colombie n’étaient pas liés au conflit entre FARC et gouvernement, mais à des luttes pour l’accès à la terre et aux ressources naturelles, ainsi que pour la justice sociale, DR

La société colombienne a fait un énorme effort pour mettre fin à une guerre de plus de 70 ans. Le 24 novembre 2016, un «Accord pour la fin du conflit et la construction d’une paix stable et durable» a été signé. Il faut relever que la Suisse a participé aux efforts de la communauté internationale pour mettre un terme à l’affrontement armé qui a ensanglanté le pays. Elle apporte aussi sa contribution dans l’étape post-conflit. Pour leur part, le gouvernement de Colombie et les FARC ont souhaité qu’un original de l’accord final soit déposé auprès du Conseil fédéral. Les parties soulignaient ainsi l’importance de ce document, considéré comme Accord Spécial dans le cadre des Conventions de Genève. Le Conseil fédéral a accepté cette demande des deux parties. Même si le dépôt n’engendre pas de responsabilité pour la Suisse concernant la mise en œuvre de ce texte, ce fait a été un geste symbolique et de haute confiance envers la Suisse et son rôle international.

Aujourd’hui, le futur de l’accord de paix en Colombie s’avère pourtant très inquiétant. Après les élections parlementaires et présidentielles de mars, l’extrême droite et les groupes paramilitaires cherchent à empêcher le juste accomplissement des accords de paix et à frapper le mouvement social et populaire. La tactique développée par ces groupes paramilitaires se concentre sur l’assassinat des leaders populaires et sociaux, dont 130 ont été tués en 2018. Ils habitaient des régions sensibles, où se développent de grands projets miniers de multinationales ou d’infrastructures ainsi que dans les régions avec une forte présence de grands propriétaires terriens ou d’entreprises agro-industrielles et dans celles de production de coca liées au narcotrafic.

Narcotrafic en augmentation

Dans le pays, on observe en effet une augmentation importante des surfaces dédiées à la culture de la coca, passées de 159’000 hectares en 2015 à 188’000 en 2017. Les communautés qui habitent ces régions ont trouvé dans la culture de la coca leurs moyens de subsistance. Dans ces zones, l’Etat use de la répression armée contre les cultivateurs, en choisissant comme prétexte l’éradication forcée de cultures d’usage illicite. Pourtant, le profit que la population obtient par son activité est dérisoire s’il est comparé aux véritables gagnants du jour, les grands narcotrafiquants et le système financier national et international.

Après la signature des Accords de paix entre le gouvernement et les FARC, qui depuis longtemps avaient maintenu le contrôle territorial de ces zones, de nouveaux acteurs armés ont en effet pris le contrôle de ces territoires. Ils proviennent d’anciens groupes paramilitaires ou des cartels mexicains de la drogue. Certaines structures dissidentes des FARC opposées à l’Accord de paix se livrent aussi à ces activités et en contrôlent une partie. Les communautés rurales sont particulièrement affectées par ces changements dans le contrôle territorial, car les activités délictueuses et les actions de violence y ont augmenté. Jusqu’à présent, les actions du gouvernement pour résoudre ce problème se sont concentrées sur la criminalisation du premier acteur de la chaîne productive : les cultivateurs de feuille de coca qui, dans ce cas, sont les plus vulnérables. Aucune action n’a été menée contre les réseaux paramilitaires et les narcotrafiquants.

Programmes de reconversion en rade

Le point quatre de l’Accord de paix traite spécifiquement des actions et des mesures qui devraient être prises pour trouver une solution au problème de trafic de drogues et de cultures d’usage illicite, n’a pas été mis en place. Jusqu’à aujourd’hui, les plans de développement territorial – au moyen desquels serait mis en application le premier point de l’Accord de réforme rurale intégrale – restent lettre morte. De la même façon, le Programme national intégral de substitution de cultures d’usage illicite (PNIS) n’a que peu avancé, malgré le fait que les communautés productrices ont manifesté leur volonté d’initier ces plans.

De plus, le droit à la participation politique a été nié à ces communautés après que le Congrès de la République a éliminé les circonscriptions spéciales pour la paix prévues dans l’Accord. Celles-ci visent à la restitution des droits des victimes, principalement leur droit à la participation politique.

Principaux acquis du processus de paix

Pourtant, tout n’est pas négatif. Suite aux accords de paix, les FARC ont remis 7’132 armes. A cela s’ajoute la livraison à la Mission des Nations Unies de plus de 900 dépôts d’armes lourdes et divers types de matériel de guerre. Ce désarmement a réduit le nombre de morts et de blessés. Récemment, la directrice de l’Hôpital militaire de Bogota, Clara Galvis a précisé que la dernière année seuls 37 militaires ont été hospitalisés contre des centaines de blessés et morts annuellement durant le conflit.

Des avancées importantes ont eu lieu dans le déminage. 228 municipalités sur 673, où des mines anti personnelles étaient dénombrées ont été nettoyées. Les victimes de ces mines ont été réduites de plus de 95%.

Des progrès ont aussi été enregistrés dans l’éradication de cultures de coca. 123’177 familles (dont 77’659 liées formellement au programme) se sont inscrites pour être bénéficiaires du programme de substitution volontaire de ces cultures illégales. Malgré la lenteur de l’engagement de l’Etat sur le terrain, 248’000 personnes (paysans, groupes ethniques, organisations de femmes, organisations sociales de 169 municipalités priorisées) sont impliquées, d’une manière directe, dans les processus d’élaboration des 16 plans de développement avec un point de vue territorial, localisés dans les régions que contrôlèrent les FARC. Un investissement initial de 95’000 millions de pesos (soit 32’6 millions de francs) est prévu pour créer des infrastructures dans ces municipalités.

Une autre réussite significative est l’intégration à la vie civile de plus de 12’000 guérilleros et membres de leur réseau. Sur ce nombre, 11’687 sont maintenant affiliés au système de santé et 8’856 aux fonds de pension. Les séquestrations ont chuté spectaculairement.

Le rôle de l’extrême droite

Pendant toute cette période, l’ex-président Alvaro Uribe et son parti du Centre démocratique (CD) ont cherché à minimiser les réussites du processus de paix. Alors qu’en 2014, ils accusaient le gouvernement de Santos de vouloir brader le pays à la guérilla. En 2018, ils ont exigé que le processus soit adapté afin d’obtenir une «meilleure paix». Durant la campagne, le candidat du CD et aujourd’hui président élu, Iván Duque Márquez a assuré qu’il voulait «une paix sans impunité», qui se concentre sur les revendications des victimes et leur droit à la vérité, la justice, la réparation et des garanties de non répétition. Il a ainsi évoqué «un processus plus légitime».

Cependant, le 27 juin dernier, les uribistes ont fait voter par le Congrès deux articles dans la loi de procédure de la Justice spéciale pour la Paix, (JEP). Ces derniers n’ont pas d’autre but que de réduire l’Accord en miettes, comme ce fut annoncé dès le début des discussions par les ailes les plus radicales de ce courant.

Rappelons que la JEP est une juridiction liée aux accords de paix. Celle-ci stipule que toute personne liée à des délits lors du conflit armé doit s’y présenter. Selon le dernier rapport de son secrétariat exécutif, 99% des militaires et 93% des démobilisés des FARC ont signé des engagements. Plus de 3’500 ex-guérilléros et près de 1’750 militaires et policiers sont déjà prêts à se présenter à la Salle de reconnaissance de la vérité de la JEP. Les civils qui ont financé la guerre, doivent quant à eux se présenter seulement sur une base volontaire à cette juridiction.

Par son vote de juin, la coalition d’extrême droite et droite au Congrès porte gravement atteinte à la portée de la justice pour la paix, notamment en demandant de surseoir à la comparution des militaires poursuivis pour des délits perpétrés durant le conflit armé. Cette décision va à l’encontre des desiderata des principaux intéressés. Un jour avant le vote, le haut commandement des Forces armées et le directeur général de la Police nationale ont adressé une lettre énergique à la sénatrice Paloma Valencia (CD), en exigeant «une réglementation urgente de la JEP». Ils demandaient que le projet soit approuvé comme il l’avait été par la Chambre de représentants. Ceci afin de «garantir la sécurité juridique des membres des forces publiques tant au niveau national qu’international». En effet, les militaires craignent de se retrouver devant la Cour pénale internationale.

Cette fracture entre les chefs des forces armées et le Centre démocratique est importante à relever. «Avec cette loi, ils ont sacrifié les militaires et les policiers pour sauver l’impunité d’Uribe », a relevé Gustavo Petro, ex-candidat de la gauche à la présidentielle. Uribe et son parti craignent que les militaires soumis à cette juridiction livrent à la justice les preuves des atrocités commises par d’anciens membres des gouvernements successifs d’Uribe et surtout les noms de responsables du gouvernement dans des crimes de guerre et délits de lèse-humanité. Cela concerne notamment les exécutions extrajudiciaires de plus de 4’000 jeunes euphémiquement dénommés «faux positifs» (assassinats de civils innocents, dans le but de les faire passer pour des guérilleros morts).

Des résultats électoraux encourageants

Bien qu’elles aient été considérées comme les plus pacifiques dans l’histoire du pays, les élections législatives du 11 mars dernier ont été marquées par une ample polarisation de la société inspirée par l’extrême droite, par un sabotage de campagnes électorales et par l’usage de fausses informations afin de garantir des votes mensongers. Malgré cela, le centre-gauche formé par l´Alliance Verte, le Pôle Démocratique et la Liste des Décents, regroupé dans la coalition Colombie humaine, est passé de 10 sénateurs en 2014 à 24 (+22%) en 2018, se renforçant de façon surprenante. Il s’est positionné comme l’une des forces politiques significatives pour les quatre années à venir. A la Chambre des Représentants, ce groupe est passé de 9 à 14 sénateurs (+8,4%).Au sein des forces d’extrême droite et de droite, le Centre démocratique s’est consolidé comme la principale force politique en Colombie, passant de 39 à 51 congressistes.

A l’issue du premier tour de la présidentielle, le représentant du centre-gauche, Gustavo Petro, a affronté Ivan Duque, candidat de la coalition regroupant l’extrême droite et la droite.

Pour la première fois dans l’histoire, le bipartisme traditionnel conservateur-libéral colombien, représentant des intérêts de l’establishment dominant, a été battu en brèche. Iván Duque a finalement remporté le scrutin par 54% des voix contre 42% à Gustavo Petro, qui sera le chef de l’opposition au parlement. L’enjeu pour Iván Duque sera d’accomplir la promesse faite à son chef, Álvaro Uribe: démanteler le pouvoir judiciaire, mettre fin à la justice transitionnelle (JEP). Et surtout éviter que l’ex-président, le vrai pouvoir derrière le trône, soit emprisonné du fait des nombreuses dénonciations à son encontre pour sa responsabilité dans des crimes contre l’humanité et ses liens avérés avec le narcotrafic.

En février dernier, la Cour suprême de justice a cependant décidé d’enquêter pour corruption et fraude sur Alvaro Uribe suite aux fausses accusations qu’il a portées contre le sénateur du Pôle Démocratique, Ivan Cepeda. Le 2 septembre, le bureau du Procureur général de Colombie a ouvert une enquête sur d’anciens gouverneurs du département d’Antioquia, dont l’ex-président, dans le cadre d’une enquête d’une investigation sur le financement de groupes paramilitaires par des employés de la multinationale Chiquita.

Du fait des accords de paix, trois scrutins électoraux ont pu se dérouler en 2018 sans qu’aucun bureau de vote n’ait été déplacé du fait de problèmes d’ordre public ou de menaces des groupes armés. Ceux-ci ont contribué à une augmentation importante des taux de participation électorale. Lors des élections législatives, celui-ci a augmenté de 5% et de 13% entre le premier et deuxième tour de la présidentielle.

Les raisons des assassinats de leaders sociaux

Le 5 juillet, différentes organisations de défense des droits humains ont présenté devant la Commission de la Vérité, issue elle aussi des accords de paix, un rapport concernant la violence contre les leaders sociaux et communaux entre 2002 et 2015.

Celui-ci démontre qu’une grande partie des actes de violence contre des défenseurs des droits de l’homme ne concernait pas directement le conflit armé entre l’État colombien et les groupes armés. «Les luttes pour l’accès à la terre et aux ressources naturelles, ainsi que pour la justice sociale, sont les causes qui conduisent à la violence contre ceux qui défient le pouvoir des élites économiques et politiques. Le conflit armé est utilisé comme prétexte pour justifier et cacher ce type de violence. Nombre des défenseurs des droits humains assassinés ont été présentés comme guérilleros tués au combat dans le cadre du phénomène dénommé des «faux positifs», bien qu’ils aient été probablement assassinés pour des raisons liées à leur travail de défense des droits», souligne le rapport.

Du 1er novembre 2002 jusqu’en novembre 2017, 610 défenseurs des droits humains ont été assassinés et 4’300 ont été victimes d’attaques. Ces dernières années, celles-ci ont cru de plus de 100%.

Ces agressions sont le fait des services de renseignement du gouvernement. Elles comprennent aussi la criminalisation sans fondement de la part du système de justice, des exécutions extrajudiciaires imputées aux forces de sécurité de l’État ou par des groupes paramilitaires qui agissent avec la connivence, l’accord ou la tolérance des forces de sécurité de l’État. L’usage excessif de la force de la part des escadrons mobiles anti-émeutes (Esmad) de la Police nationale est encore pointé du doigt.

Le rapport souligne que dans très peu de cas les instigateurs intellectuels des crimes ont pu être identifiés. Ce, en raison de la corruption de la police qui, bien souvent, se trouve au service de ceux qui détiennent le pouvoir, leur permettant d’agir en toute impunité.

Le rapport montre enfin que la majorité des homicides se concentre dans des zones du pays avec de hauts niveaux de militarisation et où existent des conflits de contrôle territorial, d’accès aux revenus et aux ressources naturelles existent. Ceux-ci ont trait au contrôle de la terre, des méga-projets routiers, des infrastructures, de l’exploitation des mines (légales ou illégales) ou du trafic de stupéfiants