Les combines fiscales des multinationales

Suisse • L’association de défense des droits humains Alliance Sud estime dans un rapport que le Projet fiscal 17 (PF17) en débat aux chambres fédérales va aussi entraîner des pertes fiscales pour le Sud.

Pour laurent Matile, Pf 17 aura des conséquences néfastes sur les finances publiques des pays du Sud. (Daniel Rihs)

Alors que les discussions parlementaires au sujet du Projet fiscal 17 (PF17) – visant à abolir les statuts fiscaux spéciaux des multinationales en Suisse – redémarraient au Conseil national mercredi, le groupe de réflexion et d’action Alliance Sud a présenté mardi à la presse son rapport «Projet fiscal 17: en avant, vers le passé». L’étude montre comment la nouvelle réforme de l’imposition des entreprises permettrait encore aux multinationales de transférer leurs bénéfices en Suisse pour éviter de payer des impôts dans les pays où ont lieu leurs activités économiques. Laurent Matile, responsable du dossier Entreprises et droits humains, a répondu à nos questions.

En quoi l’étude d’Alliance Sud contribue-t-elle au débat actuel sur la fiscalité des entreprises multinationales ?

Laurent Matile Notre rapport démontre que malgré la suppression des statuts spéciaux, PF17 maintient des instruments fiscaux qui permettent aux entreprises multinationales de transférer des bénéfices vers la Suisse et de profiter des taux bas qu’on y pratique. C’est notamment le cas de deux mécanismes peu connus du grand public et de nombreux parlementaires: la «Swiss Finance Branch» et la déduction pour participations (voir ci-dessous).

On parle beaucoup des effets de PF17 sur les finances publiques suisses. Qu’en est-il des conséquences fiscales pour les pays du Sud?

La raison d’être de l’engagement d’Alliance Sud dans ce dossier sont les pertes fiscales que ces instruments engendrent pour les pays en développement. Ils privent ces pays de moyens financiers dont ils ont terriblement besoin pour financer leur système éducatif, leur système public, la distribution d’eau, les hôpitaux. En bref, le financement de l’ensemble de leurs services publics est affaibli par les pertes que ces mécanismes d’évasion fiscale engendrent.

On entend souvent que la Suisse doit pratiquer cette politique fiscale pour rester compétitive sur le plan international…

La question de la cohérence des politiques est centrale. La Suisse et les autres pays qui pratiquent ce genre de politiques fiscales se sont engagés à en limiter les effets néfastes. Parallèlement à ça, ces mêmes pays se sont engagés à financer l’agenda 2030 et ses objectifs de développement durable. Notre position est très claire : soyons cohérents, nous et les autres pays, pour mettre fin à cette spirale vers le bas de la fiscalité internationale et imposer les bénéfices des entreprises multinationales là où les activités économiques ont lieu.

Quelles seraient selon vous les prochaines étapes pour aller vers une autre politique fiscale?

Tout d’abord, il s’agit de mettre le holà au projet qui est sur la table. Ce serait un premier succès d’étape, même si le rejet de PF17 n’est pas un but en soi. Cela permettrait de repenser la fiscalité des entreprises en Suisse. Nous n’avons pas de formule magique, mais nous sommes prêts à contribuer à une réflexion avec les forces constructives en Suisse et à l’étranger qui sont prêtes à repenser de manière fondamentale la politique de fiscalité des entreprises.

 

Les possibilités de déductions qu’offre PF17

Bien plus que le taux d’imposition du bénéfice des multinationales, ce sont souvent les possibilités de déductions qui expliquent les impôts extrêmement bas payés par celles-ci. Ces rabais permettent en effet de diminuer la base sur laquelle est calculé le bénéfice. Si PF17 veut abolir les statuts spéciaux, la réforme introduit en revanche plusieurs mécanismes permettant de maintenir une base de calcul faible: la patent box, l’impôt sur le bénéfice corrigé des intérêts et les déductions pour la recherche et le développement. Par ailleurs, deux mécanismes d’évasion fiscale déjà existants mais peu connus seront maintenus: la Swiss Finance Branch et la déduction pour participations.

La Swiss Finance Branch est une banque au sein d’un groupe multinational. Cette banque octroie des prêts à ses filiales à l’étranger, qui versent à leur tour des intérêts en Suisse. C’est ainsi que le bénéfice est transféré dans notre pays, où seule une fraction de celui-ci est effectivement taxée. En effet, la particularité de la Swiss Finance Branch est qu’elle peut déduire de son bénéfice une redevance d’utilisation fictive. Ainsi, seule une petite partie du bénéfice est taxée dans le pays où se trouve la filiale, une autre petite partie en Suisse, le reste étant réinvesti au sein du groupe transnational.

La déduction pour participations sert en principe à empêcher qu’un même bénéfice soit imposé doublement dans deux pays. Toutefois, grâce à un montage offshore de «blanchiment de bénéfice», ou en utilisant des définitions contradictoires des dividendes, les multinationales utilisent ce mécanisme pour obtenir une double imposition nulle.

Source: Alliance Sud, «Projet fiscal 17: en avant vers le passé». Le rapport complet peut être téléchargé sur le site d’Alliance Sud : www.alliancesud.ch

 

Au programme de la session d’automne

Suite au rejet de la Loi sur la réforme de l’imposition des entreprises III par 59,1% des voix le 12 février 2017, le Conseil fédéral a proposé une nouvelle réforme quasi identique le 21 mars 2018, le Projet fiscal 17 (PF17). Trois mois plus tard, le Conseil des États a décidé de lier PF17 au financement de l’AVS, et le projet a été rebaptisé Loi fédéral relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS (RFFA). Cette mal nommée «compensation sociale» des pertes fiscales engendrées par PF17 ne sera en réalité par financée par les bénéficiaires de PF17 – les entreprises et leurs actionnaires –, mais en grande partie par les salariés et les contribuables. Le projet de loi est désormais en discussion au Conseil national. Les débats parlementaires devraient durer jusqu’à la fin de la session, le 28 septembre prochain.