Le petit livre orange d’Alain Badiou

Livre • Alain Badiou, philosophe et ancien militant maoïste, publie un petit livre à la fois stimulant et problématique aux éditions La Fabrique, prodigue en ouvrages radicaux et en brûlots de diverses tendances: «Petrograd, Shangaï. Les deux révolutions du XXe siècle».

Alain Badiou estime que c’est dans les termes des ennemis de toujours de la révolution d’Octobre 1917 qu’a été à peu près uniment envisagé le centenaire de cet événement. (LDD)

Ces deux références historiques diffèrent cependant. Si la révolution russe d’Octobre 1917 fait l’objet d’une analyse précise, prolongée par celle des «Thèses d’avril» de Lénine, il n’est fait qu’allusion à la Commune de Shanghai (janvier-février 1967), à laquelle est préférée une réflexion sur la «Révolution culturelle» chinoise. En outre la révolution à Pétrograd est une prise du pouvoir, un changement politique radical, alors que l’épisode chinois est une révolution «dans la révolution» (dix-huit ans après la prise de pouvoir).

Il reste que Badiou, dont la pensée privilégie le raisonnement par hypothèses, thèses et axiomes, s’interroge ici de manière salutaire, car hors des cadres imposés par la pensée dominante dans le monde politique et ses succédanés intellectuels, sur ces deux «moments» qui engagent l’avenir de l’idée communiste. Le fait de se situer en dehors des catégories dominantes est décisif et devrait «faire école»: on doit, en effet, systématiquement questionner les questions de l’adversaire de classe et, mieux, substituer à ses questions – qui contiennent ou dictent les réponses – celles qui procèdent de sa position propre.

Les termes de l’ennemi

Le point de départ de Badiou est l’agonie de la référence à la révolution d’Octobre 1917, dont l’année du centenaire a été une manifestation: c’est en effet dans les termes des ennemis de toujours de cette révolution qu’a été à peu près uniment envisagé ce centenaire. Y compris au sein des mouvements politiques, qui s’étaient durablement réclamés d’elle. Badiou dit: «pratiquement partout, ce centenaire, comme l’a déjà fait le bicentenaire de la Révolution française, masquera et manquera ce dont il était question dans cette révolution, la raison pour laquelle elle a enthousiasmé pendant au moins soixante ans des millions de gens, de l’Europe à l’Amérique latine, de la Grèce à la Chine, de l’Afrique du Sud à l’Indonésie. Et aussi bien la raison pour laquelle, pendant le même temps, elle a terrorisé et contraint à des reculades importantes, partout dans le monde, la petite poignée de nos maîtres réels, l’oligarchie des propriétaires de capitaux».

On ne peut mieux dire et mieux désigner les enjeux de cette célébration en forme d’occultation de l’an dernier. Pour rendre possible cette «mort d’un événement révolutionnaire dans la mémoire des hommes», poursuit Badiou, il a fallu en faire une «fable sanguinaire et sinistre»: «la mort d’une révolution s’obtient par une calomnie savante» visant à rendre «impossible» le désir même d’y revenir. On nous répète tous les jours que renverser cette oligarchie – et mieux vaudrait sans doute dire le Capital et sa logique «objective», dont les oligarques, les «maîtres», les «héros» de la Bourse et du pouvoir financier sont les instruments –, organiser un devenir égalitaire mondial est «une utopie criminelle et un sombre désir de dictature sanglante».

Au service de cette cause «une armée d’intellectuels serviles s’est spécialisée» (experts, «think tanks», éditorialistes, directeurs de collections, chercheurs et enseignants que les instances administratives – et de plus en plus privées (fondations)- évaluent sans cesse et font entrer dans des «programmes» préétablis). Ce qu’Antonio Gramsci appelait des «intellectuels organiques» dans ses Cahiers de prison : «Tout groupe social, qui naît (…) dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique».

Badiou nous met en garde: quand on entend, à propos de la révolution russe (ou de tout mouvement insurrectionnel), le mot «totalitaire», il faut penser automatiquement que derrière il y a celui d’«égalitaire». Déjà avec la Révolution française les acteurs clés de celle-ci, Robespierre, Saint-Just, Couthon, Babeuf furent présentés pendant des décennies comme des tyrans, des dictateurs. Phénomène qui n’a rien de mystérieux. Il y a, en matière historique comme en tout autre, des conflits idéologiques sous-tendus par des enjeux socio-politiques qui relèvent de la lutte des classes. Michelet ne raconte pas la Révolution française comme de Bonald, ni comme Jaurès, Sartre (dans Critique de la raison dialectique),Arendt ou, de nos jours, Sophie Wahnich (La Révolution française n’est pas un mythe) ou Jean-Claude Milner (Relire la Révolution). Pour pouvoir comprendre, évaluer, apprendre de ces révolutions – et de celle de 1917 en particulier –, «il faut donc oublier absolument tout ce qui se raconte là-dessus. Il faut montrer comment et pourquoi la révolution russe de 1917 en elle-même, dans sa simple existence, est un monument à la gloire de l’humanité à venir».

«Sortir du néolithique»

Pour cela Badiou – qui renoue avec le Friedrich Engels de L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat – fait une proposition de poids: il y a eu dans l’histoire de l’humanité une révolution fondamentale, la plus importante dans l’histoire de la bête humaine, la «révolution néolithique».L’invention de l’agriculture sédentaire, le stockage des céréales ont permis de disposer d’un surplus de nourriture, donc d’une classe de gens dispensés d’une participation directe aux tâches productives, d’armes en métal, de l’écriture (comptage du bétail, impôt), de villes, du commerce, de l’État. «Nous sommes encore à l’intérieur de ces paramètres», affirme-t-il, «nous sommes des néolithiques». Et la révolution russe de 1917 «a voulu établir pour toujours le règne égalitaire de l’espèce humaine. Elle a voulu sortir du néolithique».

Elle a certes échoué (avec la restauration du capitalisme en URSS et en Europe centrale), mais «il y a échec et échec». Sa réussite, c’est d’avoir «montré, pour la première fois dans l’Histoire, qu’il était possible de réussir», montré «la possibilité de la possibilité d’une humanité réconciliée avec elle-même». Quand cette révolution eut duré un seul jour de plus que la Commune de Paris, Lénine dansa dans la neige: on était sorti d’une malédiction de l’échec des insurrections précédentes qui s’étaient toutes soldées par des massacres.

De quelle possibilité s’agit-il, qu’est-ce qui rend nouvelle la révolution d’Octobre? Le fait qu’elle visait non à changer la forme de l’État (comme la révolution de Février), mais «l’organisation de la société tout entière, en brisant l’oligarchie économique et en confiant la production aussi bien industrielle qu’agricole non plus à la propriété privée de quelques-uns, mais à la gestion décidée par tous ceux qui travaillent». La sortie du néolithique, c’est la collectivisation des propriétés agraires, industrielles ou bancaires et la fin de l’État centralisé remplacé par des organisations populaires locales dans les villes, les usines, les villages, les administrations, les écoles: les soviets.

Pour en comprendre l’importance et la radicale nouveauté, il faut distinguer dans les divers sens du mot «politique». Le sens dominant désigne ce qui a trait à l’exercice de l’autorité – prise du pouvoir, gestion des affaires publiques, partis politiques incarnant la majorité au pouvoir ou aspirant à l’exercer. Ce dispositif institutionnel génère une catégorie de politiciens professionnels, des administrations spécialisées constituant l’armature de l’appareil d’État (une «machine» disait Marx, appuyée sur les piliers que sont l’armée, la police, l’appareil judiciaire, les appareils idéologiques). Mais avec la Révolution française puis les différents courants communistes, socialistes, anarchistes qui se développent au cours du XIXe siècle, le mot «politique» prend un autre sens, celui d’une «discussion non consensuelle sur la politique elle-même», non un accord latent sur la société et ses institutions (où la seule différence entre majorité et opposition est cantonnée à ce qu’on appelle «l’alternance» – chacun son tour) mais «une discorde intrapopulaire majeure, irréconciliable quant aux buts et aux moyens mis en œuvre».

Avec le premier plan quinquennal, avec la fusion du parti et de l’État qu’opère Staline à la fin des années 1920, le pouvoir des soviets n’est plus et, progressivement, aucune des formes de nature à engager le dépérissement de la machine d’État ne subsistera, même si un maillage de représentations et de délégations existe, des organisations de quartier, d’entreprise, même si les militants du parti sont censés intervenir transversalement par rapport à cet État et sa bureaucratie, jusque dans l’armée. La confusion État-Parti ruine ce qui aurait dû être une négativité positive.

Le dilemme de Mao

C’est le dilemme auquel se trouve confronté Mao Tsé-toung quand il s’efforce de sortir du modèle stalinien que la République populaire de Chine a adopté en 1949. Il s’agit pour lui de trouver le moyen de saturer la forme du parti-État et, pour cela, encourager la mobilisation politique de masse, voire la révolte, susciter des innovations organisationnelles au sein de la révolution. Mais Mao va vouloir, contradictoirement, tenter de ramener ce mouvement dans l’espace général du parti-État. Contradiction qui va «à la fois entraîner des débordements successifs de l’autorité du Parti par les révoltes locales, l’anarchie violente de ces débordements, le caractère inéluctable d’une remise en ordre d’une grande brutalité et, en définitive, l’entrée en scène de l’armée».

Ainsi les inventions politiques «n’ont pu se déployer que comme débordements au regard du but qui leur était assigné par ceux que les acteurs mêmes de la révolution considéraient comme leurs dirigeants naturels : Mao et son groupe minoritaire». Du coup ces inventions «n’ont pu réellement devenir des propositions stratégiques et reproductibles», bien que leur importance demeure d’avoir fait avancer dans les consciences militantes du monde entier la fin du parti-État  comme production centrale de l’activité politique révolutionnaire.

«Les Révolutions, les véritables, celles qui ne se bornent pas à changer les formes politiques et le personnel gouvernemental, mais qui transforment les institutions et déplacent la propriété, cheminent longtemps invisibles avant d’éclater au grand jour sous l’effet de quelques circonstances fortuites. La Révolution française, qui surprit, par sa soudaineté irrésistible, ceux qui en furent les auteurs et les bénéficiaires comme ceux qui en furent les victimes, s’est préparée lentement pendant un siècle et plus». Ce sont là les premières lignes de La Révolution française d’Albert Mathiez publié en 1922.

La réflexion de Badiou, rompant avec la vision myope sur les différents épisodes révolutionnaires qui ont ponctué le XIXe siècle et s’arrêtant à titre démonstratif sur deux d’entre eux au XXe siècle comme ouvertures de possibles post-néolithiques, renoue avec cette vive conscience de la nature processuelle des phénomènes historiques et sur la nécessité de les envisager sur le long terme: «l’avenir dure longtemps», comme aimait à dire Louis Althusser.