Que faire? La question reste d’actualité

Livre • Avec le livre posthume «Que faire?», le philosophe Louis Althusser (1918-1990) propose un vade-mecum pour la révolution à venir, axée sur l’analyse de lutte de la classe ouvrière, de telle sorte qu’elle puisse l’emporter sur la classe bourgeoise.

Louis althusser a créé une rupture salutaire dans un marxisme qu’avait simplifié la vulgate stalinienne (A. Espinosa)

Voici un petit livre incisif, clair et d’un didactisme limpide, dû au philosophe marxiste Louis Althusser (1918-1990), qui fait regretter que ce brillant professeur de l’École normale supérieure ne se soit pas vu confier des tâches de formation au sein du parti dont il était membre. Dans une lettre à son amie italienne Franca Madonia (sa traductrice en italien ainsi que de Michel Foucault notamment), il dit d’ailleurs que son désir serait, au fond, d’écrire des manuels ou des traités.

Althusser compte sans conteste parmi les plus importants philosophes marxistes du XXe siècle: il créa une rupture salutaire dans un marxisme qu’avait simplifié la vulgate stalinienne (et boukharinienne). Avec ses contributions à La Pensée puis la publication de Lire le Capital (avec d’autres auteurs qui étaient ses élèves), il opérait un retour à la lettre de Marx et même à la logique non complètement énoncée par Marx lui-même, mais cependant à l’œuvre dans son travail. Depuis sa mort, on a découvert une quantité impressionnante de manuscrits inédits, désormais déposés à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), que des chercheurs s’efforcent d’éditer, en déchiffrant les brouillons, comparant les versions, etc. Son œuvre posthume dépasse ainsi de beaucoup celle qu’il avait publiée de son vivant, augmentée de la nombreuse correspondance qu’il entretint (récemment Lucien Sève a publié les échanges épistolaires qu’ils eurent pendant une quarantaine d’années). Elle est au centre des discussions des marxistes de quelque obédience qu’ils soient (voir par exemple, en ligne, revuepériode.net). Outre les gros volumes (sur la philosophie – Rousseau notamment –, la politique – Montesquieu, Machiavel –, la psychanalyse), plusieurs petits ouvrages sortent, depuis quelques années, de ce continent enfoui, qui sont autant de textes pour non spécialistes, de précis pour employer le terme qui convient le mieux: Initiation à la philosophie pour les non philosophes, Etre marxiste en philosophie, Les Vaches noires, Ecrits sur l’histoire (tous aux PUF).

Dans Que faire?, il reprend la question que posait Lénine en 1901, dans un texte cardinal de la pensée politique du XXe siècle – puisqu’il suscita l’émergence d’une fraction bolchévik au sein du parti social-démocrate russe et inspira largement la formation des partis communistes après la faillite de la IIe Internationale en 1914. Le sous-titre que Lénine avait donné était «Questions brûlantes de notre mouvement». Althusser, de son côté, interroge lucidement la situation présente alors, celle de 1978 où la stratégie eurocommuniste, inspirée par le parti communiste italien, a été adoptée par les partis français, espagnol et italien. Cette stratégie ne survivra pas à la dissolution des régimes socialistes en Europe centrale et dans les républiques soviétiques.

Elaboration théorique indispensable

Lénine critiquait à la fois l’économisme, la limitation de la lutte politique à sa dimension économique (salaires, conditions de travail) et le terrorisme (des jeteurs de bombes), au profit de l’édification d’un parti qui oriente, unifie et organise la lutte des travailleurs sur la base du marxisme. Althusser s’interroge à son tour sur cette question, en montrant d’abord comment s’articule, dans la pensée marxiste, l’observation de la réalité, le «vécu» comme l’on dit volontiers de nos jours, et l’analyse de cette réalité. Combien l’observation de ce qu’on voit et de ce qu’on entend ne saurait suffire à donner accès à la connaissance des phénomènes, laquelle dépend d’une élaboration théorique qui se déroule dans l’ordre du concept et non du percept.

Cette épistémologie de base – qui est le B-A, BA de toute science – n’est en effet pas moins opérante dans le domaine de la physique ou de la chimie que dans celui de la science historique. Newton ne tira pas la loi de la gravitation universelle de la seule observation d’une pomme tombant d’une branche d’arbre dans un verger, tandis que la lune demeurait à sa place. Même si cette vue l’incita à essayer de comprendre le phénomène, il fallut l’élaborer, c’est-à-dire le construire conceptuellement. Dans l’analyse marxiste, le mot «travail» par exemple, ne doit pas être confondu avec le sens commun du mot tel qu’on l’emploie tous les jours: Le Capital, en effet, distingue le travail abstrait (fondement de la valeur d’échange) du travail concret (ou utile, fondement de la valeur d’usage), il distingue le travail simple et complexe, il parle de procès de travail. A l’intérieur même des textes de Marx – selon les époques (Manuscrits de 1844, L’Idéologie allemande, Le Capital) – le sens du mot varie jusqu’à trouver sa forme conceptuelle.

L’antagonisme est antérieur aux classes

On le comprendra avec l’exemple que prend l’auteur d’un reportage de la télévision italienne auprès d’ouvriers d’Alfa Romeo. Ils sont interrogés et disent avec une grande lucidité ce qu’il en est de leur exploitation dans leur usine, des mécanismes patronaux à l’œuvre, etc. C’est un phénomène que l’on constate souvent lors de mouvements de grève. Les exploités en savent plus que les journalistes économiques qui les interrogent – quand les médias veulent bien le faire, ce qui n’est pas si courant – : ainsi des «Good Year», des «Continental» et bien d’autres. Mais cette conscience aiguë de ce qu’ils peuvent voir ne peut aboutir à comprendre ce qui détermine plus au fond la politique économique de leur usine: même si ces ouvriers accédaient à un cercle supérieur de connaissance, incluant l’appartenance d’Alfa Romeo à un trust multinational, sa politique d’exportation, son endettement auprès des banques, il leur demeurerait impossible de savoir ce qui se passe dans la branche de production (Fiat, Lancia…), dans la métallurgie, la pétrochimie, les mines, l’agriculture, les transports, les trusts de la distribution et de la finance et quelle est la position d’Alfa Romeo dans ce complexe dont elle dépend (aujourd’hui la marque a été absorbée par Fiat et celle-ci par Chrysler). Ni comment la mobilité des capitaux, soumise à la recherche du profit maximum, impose la mobilité de la main-d’œuvre, la dispersion des travailleurs, les délocalisations, etc. et règle, finalement, l’antagonisme fondamental de la lutte des classes.

L’antagonisme est, en effet, central: il n’y a pas, d’une part la classe bourgeoise, et de l’autre la classe ouvrière, qui se rencontreraient et entreraient en conflit de temps à autre. De même qu’on ne comprend pas un match de football en «analysant» la composition de chaque équipe, mais bien leur affrontement. L’antagonisme est antérieur aux classes. Il n’est pas un type de rapport entre elles – qui supposerait qu’elles puissent coexister harmonieusement. Il les fonde. Pour arriver à cette compréhension, il faut recourir à la théorie marxiste, non seulement pour édifier une connaissance, mais pour définir une ligne politique procédant de «l’analyse concrète d’une situation concrète».

Analyse gramscienne

Dans un deuxième temps, Althusser s’attache à l’analyse de l’apport de Gramsci au marxisme qui a représenté, au XXe siècle, l’une des formes les plus abouties de sortie du dogmatisme boukharino-stalinien. Ce propos de 1978 trouve des résonances avec certains débats très contemporains, et donne une acuité accrue à ce livre. Les théoriciens Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, le mouvement Podemos en Espagne, la France insoumise ont, en effet, tiré de la théorie de l’hégémonie gramscienne, la notion très ambiguë de «populisme de gauche», censée créer un consensus dans les masses populaires. C’est sans doute solliciter beaucoup Antonio Gramsci que de s’en réclamer sur ce point, mais c’est aussi pointer une faiblesse, sur le mode du lapsus, de son élaboration politique en termes de «société civile», de «bloc historique», de «guerre de position» et d’«hégémonie».

Un lapsus, un «blanc», qui tient en quelque sorte à l’évacuation de la question de l’Etat, celle de l’infrastructure et celle de la lutte des classes. En réagissant à juste titre à l’économisme stalinien par une focalisation sur la superstructure (l’Etat, le droit, les idéologies), Gramsci a isolé cette dernière, «oublié» la question du mode de production et des rapports de production, celle de la reproduction des rapports de production, soit la détermination en dernière instance des formations historiques. Il s’est montré avant tout un politique, un grand politique, voyant dans le marxisme une «philosophie de la praxis» (l’activité), voyant dans le parti communiste le «Prince moderne» en référence au Prince de Machiavel (1469-1527). Et Althusser l’affirme: «Il se trompe. D’abord le parti n’est pas un Prince, et par là je ne veux pas dire qu’il n’est pas un individu, mais une tout autre stratégie. Non pas la stratégie bourgeoise de la destruction des Etats féodaux et de la fondation d’un Etat national exploiteur, mais la stratégie de la destruction de l’Etat bourgeois et la fondation d’un Etat révolutionnaire destiné à supprimer l’exploitation et l’oppression.»