Les élections au Brésil peuvent marquer un tournant en Amérique latine

Brésil • L’élection au 2ème tour à la présidence du candidat de l’extrême droite est le scénario du pire, aussi pour les peuples d’Amazonie.

«Avec Jair bolsonaro, la politique visant l’ouverture des territoires indigènes à l’agrobusiness sera amplifiée»,estime Sylvie petter. (E-Changer)

Sylvie Petter, originaire du canton de Fribourg, a complété sa formation en soins infirmiers en Suisse, avant de se spécialiser en médecine tropicale à l’Institut de Médecine tropicale «Prince Leopold» en Belgique. Depuis 2010, elle est coopér-actrice d’E-CHANGER au Brésil, où elle s’engage dans l’amélioration de l’accès à la santé du peuple Yanomani et dans la valorisation de leur médecine traditionnelle. Elle a donc une grande connaissance de la situation politique brésilienne, liée à la population indigène. Nous l’avons rencontrée en septembre, lors de son passage en Suisse dans le cadre de la campagne organisée dans toute la Suisse par E-CHANGER, intitulée «Brésil, le grand pas en arrière». Son objectif était d’informer sur la place des mouvements sociaux et indigènes dans ce pays, à un tournant dangereux de sa jeune démocratie. Quand on parle avec elle, on sent combien elle est imprégnée de sa vie amazonienne, et il ne fait pas de doute que son engagement auprès des peuples de cette région est total.

Vous êtes engagés, comme coopér-actrice d’E-Changer auprès de l ‘ONG Secoya, basée à Manaus. Quel est votre place et le travail de cette ONG auprès du peuple Yanomami ?

Sophie Petter À Secoya, je coordonne un programme d’éducation à la santé. Celui-ci a été créé afin de mettre en place, avec les Yanomami, des solutions simples et accessibles, répondant aux principaux problèmes de santé les affectant. Ces dernières années, suite à un processus de diagnostic participatif, nos actions se sont principalement focalisées sur la question de la santé maternelle et infantile, plus particulièrement en ce qui concerne la malnutrition, les maladies diarrhéiques ainsi que les aspects de planning familial et suivi de grossesse. Ce programme comprend trois domaines d’actions que sont la prévention, la défense du droit à la santé et la valorisation des pratiques traditionnelles. Il s’articule également avec les autres axes de Secoya, soit: l’éducation scolaire bilingue, interculturelle et différenciée et le soutien au rôle indigène. L’objectif global de Secoya vise à défendre les droits des Yanomami, garantis par la Constitution de 1988, principalement le droit à l’autodétermination.

Et pourquoi défendez-vous ce peuple indigène plutôt qu’un autre?

L’association Secoya a été créée en 1997, par un groupe de personnes qui travaillait déjà de manière spécifique avec les Yanomami. L’un des fondateurs est à la base des premières actions de santé primaire dans la région de la rivière Marauiá. Il a dû faire face à une épidémie de tuberculose, qui a atteint près de la moitié de la population Yanomami au début des années 1990.

Le peuple Yanomami est entré en contact avec les non-indigènes il y a 50 ans seulement. Qu’est-ce que cela représente pour eux, ou en quoi cela change leur vie?

Comme pour d’autres peuples indigènes, les premiers contacts eurent de lourdes conséquences. Dans l’État de Roraima, ils furent à l’origine de graves épidémies telles que la rougeole, qui a décimé une grande partie de la population dans les années 1980. De manière plus insidieuse, le contact avec la société régionale provoque de grands bouleversements dans leur mode de vie, que ce soit au niveau de la gestion du territoire, avec l’abandon progressif du semi-nomadisme, mais aussi au niveau des connaissances traditionnelles. Leurs langues, coutumes et religion sont menacés. Les relations communautaires et familiales sont aussi bouleversées .

Une dégradation progressive

Depuis 8 ans que vous êtes en Amazonie, pouvez-vous nous dire comment la situation a évolué, dans un Brésil au contexte politique compliqué ?

Ces dernières années, on constate une dégradation progressive de la situation des peuples indigènes. Le résultat des élections de 2014 a amené au pouvoir une majorité de parlementaires conservateurs, avec un congrès national géré par des militaires, fondamentalistes religieux et ruralistes. Suite à la destitution de la présidente Dilma Roussef en 2016 et l’entrée au pouvoir de Michel Temer, les indigènes font face à des attaques systématiques de leurs droits constitutionnels, qui assurent leur autonomie et leur reconnaissance. De cette situation découle une nette augmentation des cas de violences, avec des menaces de plus en plus importantes, spécialement en ce qui concerne les peuples indigènes isolés.

Dans ce contexte difficile comment organisez-vous votre travail et quel est votre lien direct avec le peuple Yanomami?

Ces dernières années, nous avons été amenés à renforcer notre action politique auprès des Yanomami. Ceci se fait à travers un appui soutenu à l’association Yanomami Kurikama, ainsi que par la formation d’agents multiplicateurs interculturels, visant une meilleure défense de leurs droits. En parallèle, nous travaillons en étroite collaboration avec le mouvement indigène régional et national, tout en renforçant l’inclusion des Yanomami dans celui-ci.

Cependant, il s’agit d’un processus qui doit être appréhendé sur le long terme. On constate que les Yanomami peuvent être influencés par les divers jeux politiques et peinent à prendre des décisions consensuelles et cohérentes, par manque de connaissance et compréhension des enjeux et du fonctionnement des institutions du pouvoir public.

Que peut attendre le peuple Yanomami des élections brésiliennes?

Dans le pire des scénarios, qui serait l’élection du candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, la politique actuelle visant l’ouverture des territoires indigènes à l’agrobusiness et l’extraction de minéraux sera amplifié et le processus de démarcation de nouvelles terres indigènes sera totalement paralysé. De plus, il est clair que des organismes d’État, tel que la Fondation Nationale de l’Indien (FUNAI), continueront de voir leurs fonds diminuer, empêchant de remplir leur action de protection. Encore une fois, cette situation représenterait une véritable catastrophe pour les peuples indigènes isolés.

L’autre scénario serait l’élection d’un candidat de gauche, représenté par Fernando Haddad, ou de centre gauche avec Ciro Gomes. Dans ce cas, le mouvement indigène devra être actif afin que leurs revendications soient effectivement prises en compte dans les programmes gouvernementaux. Il est important de rappeler que même sous les mandats du Parti des Travailleurs (PT), la question de la démarcation des Terres indigènes n’a guère avancé. Et cette question dépendra également fortement de la composition du congrès national.

Question plus personnelle: après toutes ces années dans l’Amazonie, qu’est-ce que ce partage avec le peuple Yanomami a changé dans votre perception du monde?

Je dirais que ces dernières années, je nourris de nombreuses réflexions sur deux aspects principaux. Le premier est notre relation au temps. Le peuple Yanomami vit profondément le moment présent. De ce fait, les émotions sont vécues de manière intense, mais dans un moment défini. Le futur n’est pas vu avec appréhension, et les Yanomami ne gardent pas de traumatismes liés aux situations passées, contrairement à notre société.

Un deuxième aspect, qui me questionne profondément, se réfère au concept d’altérité. Notre travail se caractérise par le fait de côtoyer une culture totalement différente à la nôtre. Ceci implique de devoir évaluer quotidiennement notre capacité d’écoute et d’échanges, tout en remettant régulièrement en question notre pratique. Avec les années, je perçois combien cet exercice de l’altérité mérite d’être appréhendé de la même manière, que ce soit avec un peuple de la culture distincte, mais aussi dans notre propre pays et même avec notre voisin, ou les membres de notre famille. Car chaque personne possède un vécu, des croyances et des caractéristiques uniques, qu’on se doit de respecter.

Que voulez-vous ajouter pour les lecteurs de «Gauchebdo»?

Les élections au Brésil peuvent marquer un tournant en Amérique latine. Soit en validant par les urnes les avancées sociales menées par le gouvernement du PT ces dernières années, soit en précipitant la régression des droits des minorités et classes populaires. D’où l’importance de l’information et de la solidarité internationale