Passer du «n’importe quoi» au «rien de trop»

La Chronique de Jean-Marie Meilland • La société capitaliste est, dans l’histoire, la première à avoir réussi (et à se proposer de réussir encore) à surmonter tous les obstacles qui freinent le désir.

La société capitaliste est, dans l’histoire, la première à avoir réussi (et à se proposer de réussir encore) à surmonter tous les obstacles qui freinent le désir. Il est dans la nature du désir humain de n’avoir pas de limites, mais il est aussi conforme au bon sens et au réalisme que des limites soient respectées (celui qui souhaiterait se jeter sans dommage, «pour le fun», du haut d’un immeuble serait avisé de tenir compte des limites physiques imposées par le réel, s’il souhaite rester en vie). Les sociétés avaient toujours tenu compte de cet aspect des choses: le désir était certes sans limites, mais des bornes s’établissaient par la rareté des ressources et la faiblesse des techniques qu’aucune motivation n’arrivait à dépasser. Le capitalisme a pourtant changé la donne.

Pour la première fois, à travers le levier du désir d’argent, les frontières sont tombées. Parce qu’une classe sociale était parvenue à accumuler suffisamment d’argent et croyait à la possibilité d’en accumuler toujours davantage, une augmentation exponentielle de la production, aidée d’une innovation continuelle dans le domaine technique, s’est mise en marche: extraction du charbon, du pétrole et des minerais, multiplication des machines, avalanche d’objets de consommation pour une élite puis pour de larges couches de la population, d’abord pour certaines régions du monde, avant de s’étendre plus ou moins à tous les continents.

Le désir d’argent fut le moteur essentiel de toute cette évolution, et l’on voit que ces dernières décennies le capitalisme forge même une industrie faite seulement pour créer de l’argent. Et ce système, comme il avait mobilisé la matière pour en faire des objets à vendre, a aussi recruté des masses de consommateurs-acheteurs (à qui on fait aussi souvent fait miroiter qu’ils peuvent accéder au club des enrichis).

Les conséquences (sans doute en bonne part involontaires) de ce processus contiennent sans doute un pouvoir libérateur: pour les hommes, plus de nourriture, plus de médicaments, plus de confort, plus d’informations, plus de liberté de choix.

Mais les implications destructrices sont aussi au rendez-vous. Comme la soif d’argent est le but principal, sinon unique, de tout ce qui s’invente et se fabrique, il n’est pas étonnant que l’économie capitaliste ne connaisse plus aucune limite entre ce qui est utile et ce qui est nuisible, entre ce qui libère et ce qui aliène, entre ce qui construit et ce qui détruit. Il n’est pas étonnant qu’on en soit arrivé à l’ère du «n’importe quoi» dans presque tous les domaines: production d’objets de mauvaise qualité avec des matériaux toxiques, suppression d’emplois rentables par des fermetures d’entreprises ou des délocalisations, produits importés quand on peut les produire chez soi et morcellement de la production entre diverses régions à grands coûts environnementaux, explosion des inégalités sans aucun scrupule, transfert à l’économie capitaliste de secteurs comme la santé, les transports, les télécommunications, l’éducation sans souci des suites néfastes.

Mais aussi chaos de migrations à la fois tolérées pour faire pression sur les salaires et odieusement réprimées quand il s’agit d’en payer le prix par l’intégration, promotion de technologies qui font qu’on s’intéresse plus au lointain qu’à l’entourage, incitation générale à cultiver un égoïsme consommateur poussant chacun à faire comme il veut quand il veut, sans considérer autrui et en oubliant la solidarité.

Les socialistes utopistes étaient assurément à l’opposé de ce type d’évolution et redoutaient avant tout le désordre. Dans son essai sur une société idéale, Etienne Cabet par exemple écrivait: «Les mêmes règles président à l’ameublement: tout le nécessaire, tout l’utile connu (ce que nous appelons le confortable), et l’agréable autant que possible; toujours la prévoyance et la raison./ Ainsi, partout des parquets, partout des tapis; partout les pointes et les angles tranchants remplacés par des formes arrondies, afin d’éviter les accidents pour les enfants, et même pour les grandes personnes …/ Tous les murs sont tapissés de papier ou d’étoffe, ou couverts de peintures et de vernis, et garnis de tableaux encadrés, renfermant non des peintures mais des impressions instructives et magnifiques sur les connaissances d’une utilité journalière./ Les tableaux de la cuisine, par exemple, indiquent les procédés les plus usuels, en sorte que la cuisinière peut y trouver à l’instant l’indication dont elle a besoin, sans perdre du temps à consulter un gros livre… / Nous savions que chacun des meubles de chambre, de lit, de table, etc., qui se trouvent dans une maison, avait été admis par une loi, fabriqué et fourni par un ordre du gouvernement, et que chaque famille avait une espèce d’atlas ou grand portefeuille contenant la liste ou l’inventaire de ce mobilier légal, avec des gravures et des planches décrivant la forme et la nature de chaque objet.» 1)

Les libéraux et libertaires raillent toujours ce genre de propos ou s’en effraient. Nous n’allons pas tout à fait les contredire. Mais si les utopistes étaient à certains égards des maniaques, il n’y a rien à redire à leur idée que rien de bon ne peut se faire sans un certain ordre (de ce point de vue, Mai 68, malgré ses qualités, fut davantage une agitation libérale ou libertaire, ce qui l’a empêché de mettre en route une révolution économique et sociale).

Face au «n’importe quoi» du capitalisme sans frein, le «rien de trop» cher aux Grecs est clairement une valeur à redécouvrir et à cultiver: à quelques encablures d’une possible ruine de la planète, la tâche de vaincre l’insatiable soif d’argent et de marchandises est devenue l’acte révolutionnaire par excellence. Il n’y a rien de réactionnaire à vouloir aujourd’hui mettre un terme à une multiplication démesurée des produits et des techniques intervenant la plupart du temps seulement comme un moyen au service de la finance. Le maintien de la vie sur terre appelle urgemment le retour à une production et à une consommation modérées et bien réparties, dans chaque société particulière, comme dans les diverses régions du monde, spécialement celles qui ont été délaissées.

Cet objectif socialiste doit assurer à toutes et à tous une vie décente, où les besoins matériels et immatériels sont satisfaits sous contrôle collectif. A l’heure où le potentiel libérateur des machines est presque épuisé, atteindre cet objectif n’exige en rien un développement outrancier des techniques dont l’impact écologique et humain est loin d’être neutre. Le «rien de trop» est un fondement qui est aujourd’hui essentiel: la gauche radicale ne doit-elle pas, sans hésitation, rompre avec le culte des techniques qu’elle emprunta jadis au capitalisme et adopter un discours clair, montrant que la consommation n’est que le prix (très lourd et mortifère) à payer pour que le chaos capitaliste continue à prospérer? Est-il réactionnaire de lutter pour la qualité de vie et non pour l’anarchique «toujours plus»?

1) Etienne Cabet, Voyage en Icarie, Editions Dalloz, 2006, pp. 68-69.