Samir Amin vu par Jean Ziegler

Interview • Jean Ziegler, auteur du «Capitalisme expliqué à ma petite-fille, en espérant qu’elle en verra la fin» (Ed. du Seuil, 2018) revient avec nous sur la pensée et l’action de ce grand intellectuel militant franco-égyptien, décédé en 2018.

Samir Amin, invité en 2016 à un colloque du groupe parlementaire de Die Linke à Berlin. (Linksfraktion) Samir Amin, invité en 2016 à un colloque du groupe parlementaire de Die Linke à Berlin. (Linksfraktion)

L’économiste franco-égyptien Samir Amin s’est fait connaître par son analyse des modes de développement inégaux entre le centre occidental et les périphéries, défendant aussi bien la nécessité d’un mouvement de réforme agraire, de nationalisation des moyens de production et d’indépendance nationale. Il est aussi reconnu pour son engagement au côté des pays du Sud et, plus récemment, en étant une figure de l’altermondialisme.

Le projet de réforme agraire de Samir Amin semble une utopie dans le style du philosophe italien Tommaso Campanella: agriculture familiale écologique et autosuffisante. En y regardant de près on se rend compte que son projet est très concret et réaliste, en ce sens qu’il s’appuie sur un changement révolutionnaire des structures sociales, inspiré, en partie, par l’expérience soviétique. Ce modèle est-il encore valide pour transformer l’agriculture?

Jean Ziegler Samir Amin a joué un grand rôle dans les débats théoriques sur l’agriculture vivrière, mais ce qui fascine aussi est son implication dans la réalité. En 1957, il a rejoint le Ministère de la planification égyptienne d’Ismaïl Sabri Abdallah. C’est cette équipe, où prédominent largement les communistes, qui mènera à bien la réforme agraire de 1958. Rappelons qu’après leur éviction en 1952, les communistes comme le jeune Samir Amin sont revenus en grâce auprès de Nasser et du mouvement des Officiers libres, suite à l’invasion anglo-française de 1956, qui a suivi la nationalisation du canal de Suez. Il a participé à la mise en place d’une réforme inspirée du modèle familial, de petites unités, mais sans fermes d’Etat ou de kolkhozes, malgré la présence d’experts soviétiques. Le gouvernement a ainsi distribué un certain nombre d’unités de terre (feddan) par famille. Ce modèle familial de réforme agraire a mis fin au latifundium, résorbé le chômage, enrayé l’exode rural, mis en valeur le savoir cumulatif de la biodiversité du fellah égyptien.

Par la suite, Samir Amin a rejoint de 1960 à 1963 le Mali, appelé par le gouvernement de Modibo Keita comme commissaire au plan. Dans cette fonction, il a œuvré pour une réforme agraire fondée sur le modèle familial.

Du fait des inégalités existantes dans l’accès à la terre arable dans 122 pays du Sud comme par exemple au Guatemala, où 1,86% des propriétaires terriens étrangers et nationaux possèdent 67% des terres, la Banque mondiale a été forcée à se convertir à partir de 1982 à l’idée de réforme agraire, mais elle a développé son propre modèle de «réforme agraire assistée par le marché» (Market assisted land reform), combattu jusqu’à son dernier souffle par Samir Amin. Cette réforme fixe normativement les limites supérieures des acquisitions de terre afin de rompre avec les monopoles et prescrit que les grands propriétaires vendent des terres aux paysans au prix du marché. La Banque mondiale offre alors des crédits aux acheteurs, ce qui conduit à leur endettement.

Le modèle de la Banque mondiale est catastrophique: un paysan africain, endetté pour acheter des terres, est ainsi contraint de vendre sa récolte en septembre, au moment où le prix du mil est très bas. Il ne peut pas faire autrement que de s’en séparer, du fait qu’il a mis en gage sa récolte pour rembourser son crédit. Le problème de la jointure – soit le moment entre sa récolte et sa nouvelle production de céréales – tend, dans le même temps, à s’accroître du fait des changements climatiques. Le paysan est alors obligé d’aller au marché acheter de la nourriture à crédit, en gageant sa nouvelle récolte. Ce processus est infernal. Le modèle de «réforme agraire assistée par le marché» produit un surendettement meurtrier. Du fait de son expérience en Égypte, puis au Mali et son travail au sein de l’Institut africain de développement économique et de planification de Dakar, Samir Amin est devenu un pionnier de la lutte contre la Banque mondiale et son modèle.

Nous sommes 7,3 milliards d’hommes sut terre. La FAO a montré que l’agriculture mondiale pourrait nourrir – à raison de 2’200 calories par jour pour un individu adulte – 12 milliards d’êtres humains. Pour la première fois dans l’histoire, il n’y a plus de manque objectif pour satisfaire les besoins incompressibles de l’humanité. Avec le capitalisme, l’humanité a connu une formidable potentialisation de ses forces de production. Or, toutes les 5 secondes un enfant au-dessous de 10 ans est anéanti par la faim. C’est l’absolu scandale de notre temps. Les personnes extrêmement pauvres, celles qui gagnent moins de 1,25 dollar par jour, sont à 74% des petits paysans, des métayers ou des journaliers sans terre. Paradoxalement, ceux qui sont chargés de nourrir l’humanité sont ceux qui souffrent le plus de malnutrition. Face à cette situation, le modèle de réforme agraire de Samir Amin a toute sa raison d’être.

Un modèle alternatif de production agricole et de souveraineté alimentaire est aujourd’hui porté par les associations comme La Via Campesina. Qu’en pensez-vous?

L’action combative d’un mouvement comme celui des Sans-terres brésilien, qui fait partie de La Via Campesina, qui regroupe plus de 200 millions de paysans, est formidable. Tout en saluant le plan Faim zéro de Lula, le coordinateur du MST, membre du Parti des Travailleurs, Pedro Stedile, n’a pas hésité à reprocher au ministre de l’agriculture brésilien, aujourd’hui directeur général de la FAO, José Graziano, de n’être pas allé assez loin dans son programme de redistribution de terres. En Europe aussi, sortir d’un marché agro-business, fortement tributaire des pesticides, est une nécessité. En France, par exemple, chaque année, 14’000 tonnes de pesticides sont utilisées dans les cultures agricoles ou horticoles.

Samir Amin s’est souvent prononcé en faveur de la reconquête de l’indépendance nationale. Quelle forme cette souveraineté doit-elle prendre?

Samir Amin défend la théorie de la déconnexion. Il a été un des tous premiers à comprendre le capitalisme dans sa phase paroxystique. Tout en démontrant une formidable dynamique de son mode de production –avec la création de nouvelles molécules dans la chimie pharmaceutique ou de nouveaux instruments financiers à Wall Street tous les six mois – et une abondance de biens inégalée, ce mode de fonctionnement capitaliste crée un ordre cannibale du monde, un ordre socialement atroce. Deux milliards d’êtres humains n’ont pas accès à eau potable non-nocive. Toutes les 4 minutes, une personne perd la vue par manque de vitamine A. Dans les régions périphériques, des centaines de millions de personnes meurent chaque année du fait de la fièvre noire, du paludisme, du sida ou de la malaria. La cause en est la monopolisation extrême des richesses créées. Samir Amin a anticipé cette situation.

Les 500 plus grandes sociétés trans-continentales privées, tous secteurs confondus, ont contrôlé l’année dernière 52,8% du Produit mondial brut produit. Ces oligarchies restreintes, qui gouvernent la planète, ont plus de pouvoir que le pape, les empereurs ou les rois d’antan. Elles échappent à tout contrôle étatique, interétatique ou syndical. Leur monopole s’étend aux savoirs problématiques, sur la technologie ou les sciences. «Il est aujourd’hui devenu plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme», dit le philosophe français Jean-Claude Michea.

En République du Congo, des enfants de dix ans travaillent pour récolter, au prix de leur vie et dans des puits étroits, le coltan de nos portables, afin de faire vivre leur famille. Sous la pression des églises américaines, Barak Obama a édicté une loi sur les «minéraux de conflit» et exclu de la vente aux Etats-Unis la production de coltan, extrait des mines par des enfants. Toutes les grandes entreprises du secteur comme Glencore ou Rio Tinto ont hurlé et mobilisé leurs députés. Deux jours après l’élection de Donald Trump, celui-ci a supprimé la loi. Cette oligarchie peut donc abolir une loi même dans l’Etat démocratique le plus puissant du monde. Cela montre que l’oligarchie a érigé une dictature sur cette planète, surdéterminant l’ensemble du processus démocratique. Angela Merkel, Donald Trump ou Emmanuel Macron regardent chaque jour le cours de la bourse pour connaître l’espace millimétrique qu’ils ont pour leur propre politique fiscale ou d’investissement. Cette oligarchie fonctionne selon un seul principe, celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court. L’intérêt général n’existe pas pour ces maîtres du mode.

Face à cette situation, Samir Amin a défendu une théorie de la déconnexion. Cette solution me semble plus judicieuse que celle qui prétend imposer la volonté des Etats aux multinationales, avec les résultats que l’on sait. François Mitterand a suivi cette politique pendant deux ans, avant de céder devant le capital. François Hollande n’a même pas essayé. Pour Samir Amin, le meilleur moyen pour assurer l’indépendance, l’autodétermination d’un pays, et notamment du Sud, consiste à favoriser le commerce et l’investissement Sud-Sud, à se découpler de l’Empire, à promouvoir l’autarcie régionale.

Cette idée visionnaire de renverser le rapport de la périphérie au centre est cependant rendue difficile par le problème de la dette extérieure, qui écrase les pays du Tiers-Monde. L’Afrique compte 54 Etats. Pour les 37 Etats purs producteurs agricoles, la faiblesse des rendements – de l’ordre de 600 kilos de céréale pour un hectare contre 10 tonnes en Europe -, liés au manque d’engrais minéraux, de semences sélectionnées, de moyens d’irrigation ou d’infrastructures, fait que tout le revenu gagné à la production d’exportation – comme celle du coton au Mali – s’en va directement pour payer la dette externe du gouvernement auprès des banques créancières. L’Etat africain n’a plus le moindre sou pour investir dans l’agriculture.

Face à cette situation, la Banque mondiale estime qu’il faut donner les terres aux investisseurs étrangers, qui bénéficient de technologies et d’accès au marché. 41 millions d’hectares de terres arables entre le Sahel et Le Cap ont été repris par des grandes banques. Genève joue un rôle primordial dans cet accaparement des terres, en étant la deuxième place mondiale après Londres pour les hedge funds. Addax a raflé des dizaines de milliers d’hectares en Sierra Leone, pour produire du bioéthanol, issu de canne à sucre ou d’huile de palme. 35,2% des 982 millions d’Africains sont sous-alimentés, alors qu’ils vivent sur le continent le plus riche de la terre.

La déconnexion défendue par Samir Amin n’est pourtant pas un doux rêve. Malgré la toute-puissance des oligarchies et le fardeau de la dette, c’est la seule voie pour imposer un rapport d’égalité, de redistribution et de mettre fin au pillage des matières premières. Prenons l’exemple de ce sous-continent congolais, miracle géologique avec ses réserves immenses en uranium, diamants, or, manganèse ou cuivre. Deux semaines après l’indépendance du pays de juin 1960, le Katanga, à la solde des multinationales, a fait sécession, alors que le leader de l’indépendance Patrice Lumumba est assassiné le 17 janvier 1961. Depuis cette date, ce pays a été victime de régimes de mercenaires, avec Mobutu, Laurent Kabila et son fils Joseph, alors qu’il aurait pu négocier des contrats miniers équitables. Je ne vois pas de solution hors cette déconnexion, du fait du pouvoir des oligarchies.

Face à cette tyrannie totale de la maximalisation du profit, la réalisation de l’auto-détermination des peuples par la négociation ou la lutte des classes planétaire est la seule voie. Comme le dit le multimilliardaire Warren Buffet: «Il existe une lutte des classes, mais c’est ma classe qui l’a gagnée» (in New York Times, 26.11.2006). La victoire de Buffet n’est pas une fatalité. Nous pouvons vaincre.