Les gilets jaunes: le début d’un bloc anticapitaliste majoritaire?

La chronique de Jean-Marie Meilland • La France donne une nouvelle fois un beau témoignage politique à l’échelle du monde.

Manifestation du mouvement des gilets jaunes, à proximité du centre commercial Leclerc, à Belfort, le 17 novembre 2018. (T. Bresson)

La France donne une nouvelle fois un beau témoignage politique à l’échelle du monde. Après trente ans de développement presque imparable du néolibéralisme, émaillé seulement de faibles tentatives de résistance vite résorbées, voilà que le mouvement des gilets jaunes rassemble des centaines de milliers de personnes depuis plus de deux mois, avec le soutien d’une majorité de l’opinion. Et les revendications émises ciblent les lignes directrices de l’entreprise capitaliste néolibérale: généralisation du libre-échange, internationalisation de la production, explosion des inégalités, dégradation des services publics.

Si une telle situation s’est installée en France, c’est que le pays connaît depuis des décennies des déséquilibres importants: essor des métropoles aux dépens des zones périphériques, désindustrialisation, chômage considérable, bas salaires, inégalités croissantes. La révolte a éclaté quand un pouvoir émanant des banques et des grandes entreprises a mis en route un programme expéditif de démantèlement social et de cadeaux fiscaux aux plus riches, soi-disant pour remettre l’économie sur les rails. Quand on ajoute à cette politique l’attitude d’élus coupés du peuple et particulièrement arrogants, on a le cocktail idéal pour déclencher la colère. Les gilets jaunes se sont donc mobilisés, ont occupé les ronds-points et investi les avenues des grandes villes, exigeant une fiscalité juste, la démocratie directe et la qualité des services publics, qui sont des revendications historiques de la gauche.

Une caractéristique des gilets jaunes est leur opposition à tous les partis et organisations traditionnels, une opposition qui a suscité des critiques de la part de militants de gauche. Ce qui n’a pas empêché certaines organisations de gauche ou certains de leurs membres de s’impliquer fortement dans les manifestations, en respectant la volonté d’indépendance du mouvement. Cette indépendance semble découler de la réalité des faits et non d’un a priori, comme le fameux «ni gauche ni droite» actuellement à la mode. En effet, les gilets jaunes rassemblent aussi bien des petits entrepreneurs, des salariés, des chômeurs que des retraités, avec l’appui de certains fonctionnaires. Ce regroupement est inédit.

Depuis la fin du XIXème siècle, en effet, conformément à la logique de classe pertinente jusque vers 1980, le spectre politique était bien divisé. D’un côté, on avait les forces du patronat, réunissant classes dirigeantes et moyennes, orientées à droite (ou parfois à l’extrême-droite) pour la défense en tout cas de la propriété, et de l’autre les forces représentant les salariés, ouvriers, employés, fonctionnaires, orientées à gauche et soutenant un Etat redistributeur. D’après l’analyse marxiste, correcte à l’époque, l’avenir appartenait à la grande industrie et aux salariés y travaillant, qui étaient appelés à prendre le contrôle de la société par la collectivisation des moyens de production. Or durant le XXème siècle, l’évolution du capitalisme ne confirma pas toutes ces attentes: d’abord, il n’y eut pas de disparition des classes moyennes et des petits patrons. Ensuite, la grande industrie ne fut non seulement pas globalement collectivisée, mais en plus elle évolua vers l’affaiblissement des classes salariées, surtout de la classe ouvrière, tout en se perdant dans un productivisme de plus en plus nocif. Dans le même temps, la globalisation des échanges et l’internationalisation de la production entraînèrent la désindustrialisation de nombreuses régions du Nord, appauvrissant autant les ouvriers que les petits patrons, entrepreneurs et commerçants, qui vivaient à l’ombre du développement industriel, le même processus mettant aussi en grande difficulté beaucoup d’agriculteurs.

A l’ère néolibérale, il s’avérait donc qu’un changement d’envergure ne pouvait plus provenir de la seule classe ouvrière, mais qu’il reposait nécessairement sur la fédération des victimes du nouveau capitalisme, autant les petits entrepreneurs, les agriculteurs, les fonctionnaires que les ouvriers. Jusqu’à ces derniers temps, la constitution de cette nouvelle force ne s’était pourtant pas encore concrétisée. Alors que les salariés, malgré une déception croissante les poussant à l’abstention, continuaient de s’identifier peu ou prou à la gauche et aux syndicats, les petits entrepreneurs, par un réflexe ancestral notamment antifiscal, continuaient de voter à droite, voire à l’extrême-droite. En ce sens, la théorisation d’un populisme de gauche rassemblant toutes les forces anticapitalistes contre l’élite ne manque pas d’attrait.

C’est dans ce contexte que le mouvement des gilets jaunes marque le début d’un rapprochement entre toutes les forces hostiles au capitalisme néolibéral. De ce fait, maintenir à tout prix des références à des organisations traditionnelles risquerait de faire éclater le mouvement, les petits entrepreneurs n’étant pas prêts à soutenir des organisations exclusivement vouées à la défense des salariés, et les salariés ne pouvant pas davantage souscrire à des positions patronales radicalement antifiscales et occasionnellement nationalistes.

Au XIXème siècle, le mouvement ouvrier s’est trouvé déchiré par la lutte entre les marxistes, qui misaient sur la victoire de l’industrie, et les proudhoniens, qui gardaient un pied dans les classes moyennes artisanales. A la fin dusiècle, les marxistes finirent logiquement par l’emporter dans un contexte de développement industriel rapide, générateur de progrès dans de nombreux domaines, alors que l’artisanat semblait un vestige de l’Ancien Régime. La fin du XXème siècle a pourtant abouti à la destructuration du système industriel et à diverses impasses, environnementales et humaines. Le moment pourrait ainsi venir d’adopter un point de vue nouveau prenant en compte à la fois certaines dimensions du marxisme et certaines dimensions plus proudhoniennes (1).

On ne peut certes pas encore dire comment évoluera le mouvement des gilets jaunes et sur quoi il débouchera. En tous les cas, il aura été une expérience décisive, exemplaire, de soulèvement démocratique où, enfin, ceux qui se seront exprimés n’auront pas été seulement les militants chevronnés, les grands intellectuels critiques ou les leaders politiques. Ici, enfin, ce seront les citoyen-ne-s qui se seront fait entendre. Et après tant d’années de démocratie représentative des intérêts des classes dirigeantes, ce début d’ouverture vers une vraie démocratie sociale est à coup sûr d’ores et déjà un événement d’une importance décisive.

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1  L’actuelle configuration est plus favorable que celle qui, à partir de Thibault Muzergues (La Quadrature des classes, Le Bord de l’Eau-Marque Belge, 2018 – voir ma chronique dans Gauchebdo, 28 juin 2018), permet d’envisager un bloc rassemblant les ouvriers et les jeunes adeptes de la gauche radicale contestant la nouvelle économie: les gilets jaunes ont apporté en plus le soutien de la partie la moins favorisée des classes moyennes, ouvrant ainsi la porte à un bloc majoritaire. Sur les enjeux des luttes sociales et politiques de la France actuelle, voir l’excellent ouvrage de B. Amable et S. Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir Editions, 2018.