De la révolution cubiste à l’art révolutionnaire

Expos • Bâle et Paris reviennent sur le mouvement cubiste, consacrant des expositions aux fondateurs du genre jusqu’à leurs continuateurs au Pays des Soviets.

La Guitare : «Statue d’épouvante » est une œuvre de Georges Braque, réalisée en novembre 1913. (DR)

La belle exposition consacrée au cubisme que présente le Kunstmuseum de Bâle depuis quelques jours (jusqu’au 4 août), sous le titre «Le cosmos du cubisme, de Picasso à Léger», exprime bien ce que fut ce mouvement artistique né en 1908 sous les doigts, les pinceaux et les ciseaux de Georges Braque et Pablo Picasso: une révolution dans les modes de représentation du monde visible et donc de la perception qu’on en a, comme l’avait été au XVe siècle la Renaissance à Florence.
Une dislocation d’un ordre visuel qui certes, depuis le milieu du XIXe siècle, s’altérait, était travaillé soit par la couleur (Delacroix), la matière (Courbet), le cadrage (Degas), de nouveaux traitements des volumes, des formes (Manet, Cézanne), qui avait vu l’irruption de la sensation immédiate (l’impressionnisme). Mais qui demeurait à l’intérieur d’un système de représentation des figures et des volumes sur une surface plane (celle du tableau) qui appartenait toujours à la coupure du Quattrocento.

Le cubisme met fin à ce système en ne soumettant plus la représentation au point de vue unique de la perspective, en multipliant les angles, en faisant éclater la figure imbriquée avec le fond. Emancipant enfin la couleur, souvent limitée à des gris et des ocres. Plus encore Picasso et Braque, avec les «papiers collés» poussent plus loin cette remise en cause de la peinture, en intégrant à la toile des éléments tout prêts, coupures de journaux, publicités, morceaux de papier peint. Cette révolution rallia à elle les artistes les plus innovateurs – qui avaient frayé parfois d’autres directions (la couleur des «Fauves») –, apportant des sensibilités différentes: que l’on pense aux Delaunay et l’orphisme fondé sur la vibration colorée ou à Fernand Léger et ses formes semi-circulaires.

Elle donna lieu encore à une assimilation et même une certaine «académisation» avec Jacques Villon, Albert Gleizes, Jean Metzinger avant de devenir «style» publicitaire (Cassandre, Loupot). L’exposition se clôt sur une interrogation quant à la «suite» du cubisme. Si tant est qu’il faille se poser ce genre de question on devrait alors se tourner vers ceux qui ont tiré de la «leçon» cubiste des conséquences plus radicales que ses initiateurs, les Russes. Bâle présentait en 2015 une très belle exposition autour du Carré noir sur fond blanc de Malévitch et de l’exposition de l’avant-garde russe intitulée «La dernière exposition futuriste de tableaux, 0, 10» (Fondation Beyeler). Elle avait cependant le défaut de demeurer dans une approche stylistique et pour tout dire formaliste. Celle que l’on peut voir au Grand-Palais à Paris depuis quelques jours dont le titre est «Rouge!» dessine une autre voie.

Du carré noir au rouge pur

En 1979 le Centre Pompidou présentait «Paris-Moscou» qui révélait à l’Occident les œuvres de l’avant-garde russe dans son ampleur. Des hiérarchies et des classements durent alors être révisés. La prééminence de Kandinsky ou de Pevsner et Gabo laissait la place à des artistes que l’on avait oubliés à la suite de l’interruption des échanges entre l’URSS et l’Europe et du retour au réalisme promulgué à l’époque stalinienne: El Lissitzky, Alexandre Rodchenko, Gustave Klutsis, Varvara Stepanova, Lioubov Popova et bien d’autres surgissaient à nouveau.

Ces artistes, qui avaient adhéré sans délai à la Révolution d’Octobre 1917 après avoir poussé dans ses conséquences ultimes la révolution cubiste, préconisèrent de quitter le champ clos de l’art pour entrer dans le monde social avec leurs compétences et leurs projets accordés au bouleversement d’une société qui venait d’abolir la propriété privée et la domination du capital sur le travail. Travailleurs de l’art œuvrant dans le monde des objets utilitaires (architecture, design de meubles, textile, publicité, presse, édition, espace urbain, etc.), ils étaient les porteurs d’une révolution du regard, des sensations corrélats de la révolution politique accomplie.

L’exposition parisienne montre à nouveau leurs travaux mais aussi d’autres tendances qui coexistèrent avec celle-ci: les peintres et sculpteurs figuratifs de l’OST comme Deïneka, Pimenov qui maintinrent la peinture de chevalet tout en réalisant fresques, mosaïques dans le métro, illustrations de presse.

«Rouge!» consacre enfin un étage aux arts postérieurs à 1932-1934, années de promulgation du mot d’ordre de «réalisme socialiste». Des peintres courtisans comme Guérassimov sauront flatter les dirigeants (Vorochilov ou Staline) et obtenir les commandes publiques pour des toiles retournant à la peinture d’histoire, aux portraits, ne cherchant plus à bouleverser la perception mais à conforter l’ordre établi sur un mode devenu célébratif.

 

Kosmos Cubisme, de Léger à Picasso, Kunstmuseum, Bâle, jusqu’au 4 août 2019.

Rouge! Art et utopie au pays des Soviets, Grand Palais, Paris, jusqu’au 1er juillet 2019