Le difficile jeu d’équilibriste du nouveau Président Lopez Obrador

Mexique • Près de six mois après son entrée en fonction, AMLO a lancé plusieurs chantiers comme l’indépendance énergétique du pays, la lutte contre la corruption et le clientélisme, mais les attentes restent grandes.

Au Chiapas, le problème de la majorité de la population reste celui de la répartition des terres. (BBl)

Voila bientôt 6 mois que Manuel Lopez Obrador est Président de l’Etat fédéral du Mexique. Un Etat jusqu’alors administré alternativement par le Parti Révolutionnaire indépendant (PRI) et le Parti d’Action Nationale (PAN), fortement liés aux grandes familles qui se partagent le pays depuis près de 100 ans.

Il hérite d’un pays singulièrement inégalitaire, où le 1% de la population détient plus de 50% de la fortune nationale. Un territoire miné par une corruption endémique et la violence due pour une large part au trafic de drogue. Parmi les 33’000 assassinats, dont 2’500 féminicides, 12’000 viols, plus de 90% restent impunis. Le Mexique est la 15e puissance économique mondiale – dépendante des Etats-Unis pour 80% des échanges commerciaux – et le 9e producteur de pétrole au monde. Or la moitié des Mexicains vivent dans la pauvreté.

A cela s’ajoute le problème de la migration venue d’Amérique centrale, qui, actuellement s’organise en caravane, pour augmenter les chances d’atteindre les Etats-Unis, malgré la politique très restrictive de Trump. Avec sa coalition, il a la majorité absolue au Congrès. S’il dispose d’une large aura politique, il a néanmoins toute la classe politico-économique dominante contre lui. Son soutien au Président Maduro (Venezuela) ne simplifie guère les relations du pays avec le Président Trump et ses conseillers pour l’Amérique latine.

Dynamiser le marché du travail

Le nouveau Président a promis l’indépendance énergétique, allouant des fonds pour la modernisation des raffineries existantes. La nationalisation de l’industrie pétrolière, qui s’était ouverte au privé en 2013 n’est, elle, plus à l’ordre du jour. Et ce projet, tend à mettre entre parenthèses la transition énergétique. S’il semble engranger quelques succès dans sa lutte contre le marché parallèle de l’or noir, la hausse de 15% du prix du brut depuis le début de l’année suscite un important mécontentement populaire

Sans tarder, l’homme noue des accords avec les multinationales, pour créer des zones franches non plus seulement à la frontière nord, mais au sud-est. Le but? Favoriser l’emploi dans une région défavorisée, tout en espérant ainsi contenir la migration mexicaine et centre-américaine. Il semble pertinent de tenter d’endiguer les flux migratoires par des mesures promptes à dynamiser le marché du travail, plutôt que par la répression.

Endiguer l’exode rural

Autre volonté affichée: soutenir la production tant industrielle qu’agricole, afin de réduire la dépendance envers son grand voisin nordiste. En cela, Lopez Obrador s’oppose clairement à l’administration Trump. Et l’accord de libre-échangeconclut avec le Canada et les Etats-Unis. Ce dernier permet d’inonder le Mexique avec des produits de l’agrobusiness du Nord, secteur fortement subventionné. Cependant le nouveau gouvernement tisse des accords avec de grands propriétaires. Ceci sans remettre en cause les modes de production. Ni résoudre le problème de la redistribution des terres. Or ce dernier défi est prioritaire. Et constitue le principal levier, pour endiguer l’exode rural, dans un pays, où 20% environ de la population vit en zone rurale, souvent comme ouvriers agricoles péjorés par des salaires de misère. L’augmentation des dépenses publiques est aussi à l’ordre du jour. Sous le gouvernement précédent, seul 3% des investissements étaient publics. Obrador semble convaincu de réaliser cet objectif grâce aux fonds récupérés dans la lutte contre la corruption.

Ces faits attestent du difficile et fragile équilibre qui marque la politique gouvernementale. Cette dernière demeure malgré tout le facteur essentiel pouvant renouveler l’espoir à la grande majorité des Mexicains. Il n’en reste pas moins que les mouvements sociaux doivent poursuivre leur lutte. Ainsi pour faire valoir les droits des plus pauvres. Un gouvernement très critiqué par une droite conservatrice et ultralibérale, si liée aux grandes familles mexicaines et aux multinationales. Autant d’acteurs qui s’emploient à miner l’autorité du Président. Ce dernier leur a pourtant déjà donné nombre de garanties. La semaine dernière, une manifestation réunissant 10’000 personnes à Mexico City a été organisée par les opposants de droite. Elle fut largement relayée par les médias nationaux et jusqu’en Suisse. Parallèlement, les expulsions de petits paysans de leurs lopins de terre par la police se sont poursuivies.

Laissons néanmoins une chance au Président Lopez Obrador de mener sa supposée transformation de l’Etat. Sans oublier sa volonté d’insuffler éthique et déontologie au cœur des services étatiques.

 

Les réformes promises par le nouveau pouvoir ne sont pas arrivées au pays de l’Armée zapatiste de libération nationale

Cela fait à peine une demi-année que M. Lopez Obrador est en place. N’a-t-il pas promis que son gouvernement serait celui des pauvres, son ambition étant d’éradiquer l’extrême précarité? Mais, au Chiapas, dans les zones rurales où la majorité des paysans sont issus des peuples autochtones, on parle déjà du «mal gobierno» («mauvais gouvernement»). En effet, depuis six semaines, le gouverneur du Chiapas, pourtant allié de Lopez Obrador, a décidé d’attaquer les organisations sociales qui défendent les petits paysans, les aidant à occuper des terres laissées en friche par de grands propriétaires terriens ou dites «nationales», car sans propriétaire connu. Il s’attaque en particulier à l’une d’elle, le Mouvement paysan régional indépendant Emilio Zapata (MOCRI-CNPA-EZ ), l’équivalent du Mouvement Sans-Terres (MST) du Brésil. Ce sont près de 4000 familles délogées, une douzaine d’écoles détruites et 700 enfants mis dans l’impossibilité de poursuivre leur cursus scolaire.

Officiellement, le gouverneur, largement relayé par les médias, prétend que des solutions de relogement sont prévues. Mais force est de constater que dans les faits, rien ne se concrétise. Et les familles de trouver refuge en des locaux de fortune mis à disposition par le MOCRI-CNPA-EZ.

Un hameau menacé

J’ai eu l’occasion de visiter un hameau rural, où environ 40 familles s’étaient installées il y a six ans. Chacune d’elle avait une surface de 400m2 pour vivre et le droit à 3 hectares cultivables. Elles sont parvenues ainsi à assurer leur alimentation de base (surtout maïs et haricots rouges) mais la plupart s’étaient mises à cultiver des légumes et avaient planté arbres fruitiers et bananiers.

Grâce au travail collectif, elles avaient installé l’électricité et aménagé une petite école permettant aux enfants de faire toute la scolarité obligatoire sans devoir sortir de leur village. C’est le MOCRI-CNPA-EZ qui leur avait fourni des enseignants, faisant pression pour que le gouvernement les rémunère. Ces familles ont édifié des chemins «à la main» et ont creusé, en ce début d’année, une grande tranchée de près de 2 km qui devait permettre d’installer une canalisation pour amener l’eau depuis les hauteurs environnantes: ce travail s’est arrêté début avril, lorsque les menaces se sont faites singulièrement pressantes, avec survols journaliers d’hélicoptères de la police.

L’expulsion a eu lieu le 2 mai. Pourtant, les habitants étaient en pourparlers avec le propriétaire même si aucun accord n’avait encore été trouvé. Depuis, ces familles qui n’ont nulle part où aller se retrouvent sans rien, comme il y a 6 ans !

Division préjudiciable des organisations paysannes

Le problème de la terre est central au Chiapas, où encore trop de gens, surtout issus des peuples autochtones, en sont privés, et cela même si le soulèvement de 1994, mené et dirigé par l’«Armée zapatiste de libération nationale» (EZLN) sous les ordres du sous-commandant Marcos, avait permis de rendre à ces peuples une partie de leurs terres ancestrales usurpées par les «terratenientes» (propriétaires terriens).

Mais les conflits existent aussi entre petits propriétaires. Il peut exister plusieurs titres officiels de propriété sur une même terre, qui souvent ne concerne même pas celui qui dans les faits la travaille! Beaucoup de petits paysans, sont obligés de louer des terres à un voisin ou un parent pour survivre et si, comme ce fut le cas l’année passée, il ne pleut pas assez, ils peinent à nouer les deux bouts. Ils cherchent alors du travail à la journée payée l’équivalent de 5 dollars. Les enfants dès 12 ans profitent, eux, de chaque occasion pour gagner quelques «pesos» et désertent l’école.

Ce qui n’aide pas – hélas – la situation, c’est que les organisations qui défendent les paysans sont très divisées. Malgré les années de lutte (certaines ont plus de 30 ans d’existence), elles peinent à développer une coordination commune.

Il est en effet inquiétant que l’EZLN, qui est l’organisation la plus connue en particulier à l’extérieur du pays, et qui réussit, grâce à son réseau international, à avoir en permanence une centaine d’observateurs étrangers volontaires lui assurant une certaine «protection» contre les actions policières, n’accepte pas que certains d’entre eux soient envoyés dans les zones sous contrôle du MOCRI-CNPA-EZ. Cette dernière est l’organisation actuellement la plus touchée.: Finalement, ce sont les mêmes paysans, avec des problématiques identiques que chacune d’elle défend! Faudra-t-il que l’EZLN soit touchée pour que l’on en parle à Mexico City?

Il faut aussi dire que, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce coin de pays, la majorité silencieuse approuve plutôt les expulsions, tant les organisations de défense des petits paysans sont criminalisées et affaiblies, et les touristes qui visitent San Cristobal de las Casas, très jolie ville au style colonial bien préservé, ou Palenque, site archéologique magnifique au milieu de la forêt tropicale, ou encore les fameuses «Aguas azules», chutes d’eau d’un bleu turquoise incroyable, n’auront pas rencontré cet «autre monde», qui est loin de celui dont l’on rêve!

Il n’en demeure pas moins que ce regain de violence de la police est difficilement compréhensible de la part d’un gouvernement, qui, par ailleurs, prend des positions politiques courageuses. Ceci surtout dans ses relations internationales, et dans sa volonté de lutter contre la corruption et le clientélisme.