«Aujourd’hui, le mouvement des gilets jaunes est plus mûr»

France • Les gilets jaunes fêtaient samedi les six mois d’une mobilisation qui a débuté le 17 novembre dernier. Reportage à Besançon, qui a connu un regain de mobilisation à l’occasion de cet acte XXVII.

1000 Gilets jaunes ont encore traversé les rues de Besançon le 18 mai pour porter leurs revendications de justice sociale. (Toufik-de-Planoise)

Les gilets jaunes bisontins s’étaient donné rendez-vous à 14 heures, place de la Révolution, avec pour objectif de rejoindre Chalezeule, un rond-point en zone commerciale, pour un grand barbecue dès 17h. Et après la désaffection observée lors des rendez-vous de ces deux dernières semaines, qui ont réuni 400 gilets jaunes à chaque fois à Besançon, il semble que l’appel ait été entendu. En effet, la préfecture a dénombré 800 manifestants au plus fort de cet acte 27 dans la petite ville au bord du Doubs, et plus de 1000 d’après les gilets jaunes.

Comme chaque samedi, avant la mise en marche, les manifestants du jour échangent, débattent et même chantent ensemble durant plus d’une heure. Vital Orsat, 75 ans, a rejoint les gilets jaunes il y a quatre mois et n’a raté aucun rendez-vous du samedi. Ouvrier dans l’horlogerie durant plus de 25 ans, dont 15 chez Universo, une fabrique suisse d’aiguilles de montres désormais rapatriée à La Chaux-de-Fonds, il a, comme beaucoup d’autres dans la région, été victime des licenciements économiques massifs des années 1970 dans l’industrie horlogère.

Aujourd’hui retraité, il porte une pancarte autour du cou qu’il a confectionnée lui-même, dénonçant le quasi-gel des pensions de retraite annoncé en 2018 par le gouvernement. En effet, leur revalorisation ne sera plus indexée sur l’inflation, qui se montait à 1.8 points en 2018, mais limitée à 0.3% jusqu’en 2020. Cette décision constitue une double peine pour les retraités, déjà pénalisés par la hausse d’1.7 points en janvier 2018 de la contribution sociale généralisée, ce prélèvement obligatoire qui participe au financement de la sécurité sociale depuis 1991.

«Ma rente a augmenté de 2.5 euros en janvier, plus 1.15 euros de rente complémentaire, soit 4 euros au total, s’insurge Vital Orsat. Je touche aujourd’hui 945 euros de pension par mois. Le gouvernement nous prend pour des mendiants!». Pour le retraité, le mouvement des gilets jaunes est l’occasion de manifester son mécontentement, et de mobiliser plus largement. «Avec ma pancarte, je veux dénoncer les macro-miettes qu’on laisse aux retraités, explique Vital Orsat. Quand je manifeste, j’interpelle les grands-mères dans la rue et leur propose de se joindre à moi, car la plupart gagnent en dessous de mille euros par mois. C’est bientôt les élections européennes, et je me dis que si Macron prend une claque, peut-être qu’il arrêtera de nous prendre pour des imbéciles».

Un meneur de la grève Lip

Pour Vital Orsat, les gilets jaunes, c’est aussi la possibilité de dire ce qu’il pense de manière directe, et sans intermédiaire. «J’ai été syndiqué une année lorsque je travaillais chez Universo. Mais souvent, les syndicats ne tenaient pas leurs promesses». Un homme pourtant force son admiration, présent au rassemblement. Il s’agit de Charles Piaget, ancien délégué syndical de la CFDT, meneur et porte-parole des deux conflits sociaux qu’a connus l’entreprise horlogère Lip dans les années 1970. L’une des grèves les plus emblématiques du 20e siècle, plutôt connue pour son mode d’action autogestionnaire que pour sa longue durée, qui s’étalera sur cinq années au total. Vital Orsat se rappelle. «On a collé des affiches avec Piaget chez Universo et Monnier. Il est aujourd’hui très actif au sein d’un syndicat de chômeurs, qui m’avait également soutenu les deux fois où j’ai perdu mon travail». Charles Piaget, aujourd’hui 91 ans, s’engage en effet depuis 25 ans aux côtés des sans-emploi, au sein de la section locale d’«Agir ensemble contre le chômage», ou AC! Besançon.

L’ancienne figure tutélaire de la révolution Lip soutient publiquement les gilets jaunes, participant à leurs rassemblements depuis les débuts, tout comme ses trois enfants. «C’est un mouvement contre les inégalités et les taxes supplémentaires, contre la suppression des petits avantages et des soutiens sociaux, que subissent les travailleurs et les plus précaires. Depuis le début du mouvement, Macron a continué sur sa lancée, refusant d’imposer les riches». Pour Charles Piaget, le mouvement des gilets jaunes incarne la révolte de la base. «Ce sont des gens du peuple, travailleurs, chômeurs, retraités qui se mobilisent. Ils sont partis du refus de l’augmentation de la taxe sur le carburant et ont peu à peu intégré d’autres revendications politiques et sociales. Aujourd’hui, le mouvement est plus mûr».

Charles Piaget retrouve également quelques éléments du conflit social et du mouvement autogestionnaire auquel il a participé dans les années 1970. «Les gilets jaunes n’ont pas de responsables attitrés. Bien sûr, l’un des risques est le manque d’organisation et de coordination, mais cela constitue également un avantage. Car le pouvoir peut vite dévier et échapper à tout contrôle».

Comme les gilets jaunes, les Lip s’étaient distingués par leur mode d’action qui sortait des sentiers battus, et en particulier de la manière classique de mener une lutte. Chez Lip, c’est une «grève active» que les ouvriers ont mise en place, participant aussi bien aux réflexions stratégiques qu’à la mise en œuvre de la production autogérée de montres, qu’ils vendaient ensuite par eux-mêmes. «Chez Lip, nous avions proposé aux salariés de créer des groupes autonomes de réflexion, se rappelle Charles Piaget. Nous pensions que les AG, ce n’était jamais très bon, et que ça ressemblait davantage à une grande messe. Nous préférions réfléchir par nous-mêmes, en petits groupes, et proposer des solutions sur la base de notre expérience et de notre savoir-faire. Nous avons ainsi obtenu une grande participation de tous les salariés. Sur 1’000 employés, 800 étaient constamment dans le mouvement».

Le RIC et ses 4 propositions

A deux pas, quatre femmes de différentes générations discutent de manière enjouée. Marcelle, jeune retraitée, est elle aussi une ancienne ouvrière de l’horlogerie. Elle signale Charles Piaget. «Ça fait plaisir de le voir. Lui, c’est un pur! Je travaillais chez Spiero, et je suis allée soutenir les Lip en 1973. Il m’a poussée à me former syndicalement. Nous avons tous été licenciés en 1984. Mais grâce à Piaget, on a pu se battre, on savait se défendre». Les quatre femmes sont devenues amies sur les ronds-points, comme l’explique Henriette, à la retraite depuis 17 ans. «Cet hiver, on a passé tous nos week-ends sur les ronds-points. C’était très convivial, on faisait beaucoup de feux. Et comme Macron, on traversait la route pour faire mine d’aller chercher du travail», rigole-t-elle.

«Nos revendications sont les mêmes depuis le début. On réclame plus de justice sociale, car certains retraités ne mangent qu’un repas par jour. Et que les décisions politiques locales et nationales soient soumises au Référendum d’initiative citoyenne (RIC)». Les gilets jaunes demandent quatre modalités pour le RIC, à savoir la possibilité de voter une proposition de loi, d’abroger une loi votée par le Parlement, de modifier la Constitution et de révoquer un élu.

Henriette s’indigne également au sujet de la répression policière qu’elle et les autres gilets jaunes ont subie. «A côté du rond-point, il y avait une cabane dans laquelle nous stockions la nourriture que nous apportaient les camionneurs. Les CRS y ont mis le feu à deux reprises, sans même sortir les restes que nous gardions pour les sans-abri. Ils nous forçaient à retirer nos gilets jaunes, nous menaçant de nous emmener en garde à vue si nous refusions. Et ils nous gazaient pour nous disperser, alors qu’il y avait même une dame en chaise roulante. Pourtant, on ne faisait rien de mal». Dominique, mère au foyer, ne retiendra que la solidarité.

«Avec Macron, la liberté et l’égalité n’existent plus. Tout ce qu’il nous restait sur les ronds-points, c’est la fraternité. On partageait nos repas, on mettait tout en commun, il y avait beaucoup d’entraide. J’en ai les larmes aux yeux». Jusqu’à quand viendront-elles manifester? Pour Christiane, fonctionnaire à l’Office national des forêts, en tout cas jusqu’aux élections européennes. «Les 100 euros d’augmentation du SMIC octroyés par Macron, c’est peanuts. Si le mouvement s’arrête, on se retrouvera et il reprendra peut-être sous une autre forme. Mais notre amitié restera, ça, c’est sûr».

Olivier, jeune prof de lycée et membre de Lutte Ouvrière (LO), manifeste également tous les samedis avec les gilets jaunes. Pour le militant, ils constituent un véritable mouvement de la base pour l’augmentation du pouvoir d’achat. «Mais l’enjeu consiste à obtenir de véritables augmentations de salaire qui seraient financées par le patronat et pas par l’argent public, via la baisse des points de cotisation. C’est comme ça que Macron a bidouillé l’augmentation du SMIC de 100 euros».

Rejoindre les salariés des entreprises

Autre cheval de bataille: faire entrer le conflit pour les augmentations de salaire dans les entreprises, comme ça a été le cas chez Fralsen, une entreprise spécialisée dans la fabrication de pièces microtechniques de précision de la région. «Les employés se sont mis en grève durant deux jours au mois de mars, pour obtenir la prime que Macron a incité les patrons à verser aux salariés. Ils se sont appuyés sur le mouvement des gilets jaunes, même si c’est très difficile de faire entrer la mobilisation dans les entreprises». Ainsi, de nombreux intérimaires de l’usine Peugeot de Sochaux-Montbéliard manifestaient avec les gilets jaunes, sans oser occuper l’usine. «Ils ont essayé de bloquer les ronds-points de Montbéliard, à l’entrée de l’usine, explique Olivier. Ils ont tenu dix minutes, avant d’être dispersés par des centaines de CRS».

Le soir même, alors que la manifestation devait s’arrêter sur le rond-point de Chalezeule, une partie du cortège a avancé à peine plus loin, en direction de la zone commerciale. La gendarmerie a alors repoussé les manifestants à coups de gaz lacrymogène et le barbecue a finalement été annulé. Lundi, deux correspondants de presse de médias indépendants de Besançon, Radio BIP/Média 25 et Factuel.info, ont été placés en garde à vue pour «violence aggravée». Le premier, reporter bénévole à radio BIP, avait porté plainte contre un passant qui l’avait agressé alors qu’il filmait la manifestation des gilets jaunes du 13 avril, tandis que son confrère lui avait porté assistance. Les deux médias ont publié un communiqué de presse dénonçant des mesures d’intimidation et de répression, dans un contexte où la presse indépendante a publié de nombreuses informations documentant les violences et les excès policiers survenus lors des manifestations des derniers mois.