«La guerre a déjà commencé au Venezuela»

Venezuela • Ecrivain et journaliste Romain Migus était invité en Suisse par «Gauchebdo» pour une conférence sur le Venezuela, pays où il a vécu dix ans. Le spécialiste des révolutions latino-américaines et de la guerre médiatique a répondu à nos questions.

Nicolas Maduro lors de son investiture comme président du Venzuela en janvier dernier. (LDD)

Depuis quelques semaines, on n’entend peu parler du Venezuela. Quelle est la situation dans le pays aujourd’hui?

Romain Migus  Après le show de l’aide humanitaire du 23 février 2019 et surtout la tentative de coup d’Etat du 30 avril suivant, la situation s’est un peu calmée au niveau politique. En ce moment, des délégations de l’opposition et du gouvernement sont en Norvège pour favoriser un dialogue et parler de thèmes politiques, économiques et électoraux. Néanmoins, sur le terrain, la lutte continue d’être féroce car le pays est soumis depuis plusieurs années à une guerre de quatrième génération.

Quelles sont les caractéristiques d’un tel conflit?

La guerre de quatrième génération a été théorisée par des stratèges militaires états-uniens en 1989, deux ans avant que les USA livrent une guerre pourtant «traditionnelle» à l’Irak. Il s’agit d’un affrontement, qui n’est pas seulement militaire, mais qui touche de nombreux aspects. Il n’y a pas de hiérarchie ou de commandement unifié, mais plusieurs fronts qui ont euxmêmes une certaine autonomie entre eux. La guerre de quatrième génération ne fait pas de distinction entre civils et militaire, c’est une guerre contre le peuple dans sa globalité. Les opérations psychologiques ont une importance tactique particulière et s’appliquent autant à l’interne qu’à l’externe, c’est-à-dire à l’opinion publique mondiale. C’est très grave, car cela signifie que les cerveaux des gens, par exemple des citoyens suisses, sont des cibles militaires d’un théâtre d’opération en cours. Enfin, les opérations militaires répondent à des tactiques de guerres asymétriques.

Comment cela se traduit-il au Venezuela?

On observe cinq fronts. Le premier est le front institutionnel, c’est-à-dire la création de pouvoirs parallèles qui prétendent se substituer aux pouvoirs légitimes de l’État vénézuélien. L’opposition a par exemple créé un Tribunal suprême de Justice parallèle au

Panama, et il y a évidemment le président autoproclamé, Juan Guaidó. Le deuxième front est diplomatique et tente d’isoler le Venezuela sur la scène internationale. Le front médiatico-psychologique vise, lui, à conquérir l’opinion publique nationale et internationale, au moyen notamment de fake news. Il y a aussi un front économique: le Venezuela est soumis à une guerre économique et à un blocus financier criminels, qui se sont traduit dans les deux dernières années par 40’000 morts selon les économistes étatsuniens Jeffrey Sachs et Mark Weisbrot. Enfin, le cinquième front est militaire et s’exprime par une guerre asymétrique, c’est-à-dire la lutte entre des groupes irréguliers et l’armée nationale.

La guerre a donc déjà commencé au Venezuela?

Les gens ont une vision de la guerre faite d’images d’horreur, de bombardements, d’intervention de troupes au sol, de la capture ou de l’assassinat du méchant, de l’occupation et la pacification du territoire. C’est une forme de guerre qui n’aura pas lieu au Venezuela. En réalité, la guerre a déjà débuté, mais sous une forme qui n’est pas forcément compréhensible au premier abord. On est plus proche du modèle des guerres de Libye ou de Syrie. Il y a déjà aujourd’hui la tentative de constituer une armée parallèle avec des déserteurs qui ne répondraient plus à Nicolas Maduro, mais à Juan Guaidó. Selon les chiffres de l’opposition elle-même, il n’y a eu qu’environ 1000 déserteurs de la police et de l’armée, ce qui représente à peine 0,2% des forces de défense et de maintien de l’ordre. A ces déserteurs s’ajouteront aussi des civils, des militants de l’opposition. Les guarimba, ces épisodes insurrectionnels qui se sont déroulés en 2014 et 2017, étaient en fait une répétition pour morceler le pays. Les civils qui ont participé aux guarimba pourraient très bien ensuite prendre part à des conquêtes de portions de territoire vénézuélien. Aux déserteurs et aux civils vient s’ajouter la pègre locale, qui est déjà en lutte avec l’État pour le contrôle du territoire, notamment des zones stratégiques où transitent les marchandises agricoles, l’élevage, mais aussi la drogue. Le 4 mai, une bande criminelle appelée Tren de Aragua a tendu une embuscade et assassiné un général d’aviation vénézuélien, qui était aussi le directeur de l’école des troupes professionnelles, ainsi que quatre officiers, en blessant quatre autres. Ces offensives sont déjà en cours, ainsi que plusieurs sabotages visant à détruire les installations industrielles du pays.

Qu’en est-il des éléments étrangers?

Erik Prince, le fondateur de l’armée privée Blackwater, voulait mobiliser 5000 mercenaires pour Juan Guaidó. Fin novembre 2018, Nicolas Maduro avait dénoncé le fait que 734 militaires s’entrainaient sur les bases de Tolemaida en Colombie et d’Eglin en Floride. En février dernier, le gouvernement bolivarien a dénoncé la venue de plusieurs dizaines de mercenaires d’Amérique centrale pour agresser le Venezuela. En plus des mercenaires, il y a les paramiliataires colombiens, liés à l’oligarchie de leur pays, très actifs à la frontière et sur le couloir andin-côtier, qui ne manqueront pas d’agresser et d’essayer de conquérir des portions de territoires au Venezuela. Enfin, il y a l’implantation de forces spéciales américaines dans certaines îles des Caraïbes, qui a été dénoncée par Cuba.

Quel est le but poursuivi par ce front militaire?

L’idée n’est pas tant de conquérir tout le pays, ni peut-être même de renverser le président Nicolas Maduro. Le gouvernement bolivarien a une armée bien entraînée, avec un équipement militaire de pointe, notamment dans sa défense anti-aérienne. De plus, il a aussi l’armée de réserve, la milice nationale bolivarienne constituée de deux millions de civils pouvant être armés très rapidement et qui sont entraînés aux techniques de guerre asymétrique. Le gouvernement a donc de quoi résister. Le but des États-Unis est plutôt d’aller envahir des zones stratégiques du pays, d’empêcher l’acheminement des aliments ou des biens de consommation vers les grandes villes situées sur la côte, de morceler le pays pour rendre impossible, et durablement, l’administration du territoire et des ressources naturelles par l’État.

Que peuvent faire ceux qui, en Suisse ou ailleurs, veulent s’opposer à cette guerre?

Dans cette guerre de quatrième génération, les citoyens du monde entier sont considérés comme des cibles militaires, ce qui est inadmissible. Je crois que la première action est de lutter pour que nous ne soyons plus bombardés médiatiquement. Nous sommes nous-mêmes des victimes de la guerre médiatique. Face à cela, nous pouvons donner un autre son de cloche: faire connaître le blocus, la réalité du Venezuela, sa démocratie participative, son peuple en mouvement qui est acteur permanent de la prise de décision politique. Pas besoin d’aller parler à la radio! On peut en discuter avec son voisin, son collègue de travail, rejoindre les groupes de solidarité qui sont déjà actifs, faire un travail sur les réseaux sociaux. C’est cela dont le Venezuela a le plus besoin de notre part: que nous soyons tous acteurs dans cette guerre de l’information