Mes chères manifs

La chronique féministe • J’essaie de me souvenir de ma première manif. Ce qui me faisait descendre dans la rue, c’était la cause des femmes.

J’essaie de me souvenir de ma première manif. Ce qui me faisait descendre dans la rue, c’était la cause des femmes. Probablement parce que cela me touchait au plus profond. Depuis enfant, j’ai été sensible aux injustices, quand on me disait «C’est pas pour les filles». Puis quand j’ai compris qu’au Collège, les filles n’avaient pas accès aux sections classique et scientifique et que la maturité leur était fermée à l’Ecole de commerce. Ces discriminations n’ont cessé qu’en 1962, lors de la création du Cycle d’orientation.

Mai 68 fut une révélation. On pouvait changer l’ordre injuste des choses. Et le Mouvement de libération des femmes qui en sortit fut une évidence. A Genève, il naquit fin 1970, grâce à Rosangela Gramoni, qui revenait des Etats-Unis. Les femmes aussi pouvaient prendre la parole, dénoncer leurs oppressions, dresser une liste de revendications: l’égalité des droits (les Suissesses n’avaient pas encore le droit de vote!), de formation, de salaire, le droit de disposer de son corps, le droit au planning familial, à l’avortement, etc.

Dans le cadre du MLF, nous nous réunissions dans une salle du quartier de Plainpalais, organisions des «groupes de conscience», où nous abordions, entre nous, des problèmes qui nous concernaient, comme l’éducation des enfants, la sexualité. Le Premier Mai et le 8 mars étaient l’occasion de défiler avec des pancartes et des banderoles féministes. Je revois les groupes de femmes que je rejoignais, presque toutes en jupes longues, cheveux sur les épaules, un ensemble joyeux et bigarré. Puis nous défilions en scandant et en chantant nos slogans. A plusieurs, nous nous sentions fortes, c’était jouissif. La première manif, je l’ai faite en 1972, avec le pousse-pousse de mon fils, qui avait une année.

En 1976, nous cherchions un local pour nos réunions et avions jeté notre dévolu sur un café désaffecté dans le quartier des Grottes. Un tract avait été rédigé, qui donnait rendez-vous sur la place dudit café. Durant le cortège du 1er Mai, nous le distribuions, et précisions «seulement pour les femmes» aux hommes qui tendaient la main. L’un d’eux s’est alors interposé, furieux, et m’a arraché le tract!

Quelques mois plus tard, les militantes furent expulsées du café des Grottes. En signe de protestation, le 12 août, quelques-unes allèrent murer l’entrée du Conseil administratif de la Ville. Nous dûmes attendre 1977 pour obtenir un Centre femmes, situé dans le quartier des Pâquis, qui brûla (!) et fut remplacé en 1978 par un local au boulevard Saint-Georges.

Parallèlement aux manifs féministes, j’ai également défendu d’autres causes. A Kaiseraugst (AG) en 1975 et 1977, nous protestions contre le programme nucléaire suisse, qui ne vit jamais le jour. L’événement marqua le début du mouvement antinucléaire et de la politique verte en Suisse.

En 1977, il y eut une manif sur le futur site de Creys-Malville contre le projet de centrale nucléaire de Superphénix, dans l’Isère. L’activiste genevois Chaïm Nissim fut expulsé de France; des affrontements avec la police firent un mort parmi les manifestants: Vital Michalon, un pacifiste de 31 ans, les poumons éclatés par la déflagration d’une grenade offensive. Son frère en demandera l’interdiction lors des manifestations.

A Genève comme à Berne, nous avons participé à des manifs contre les missiles Pershing que l’OTAN voulait déployer en Allemagne, contre la guerre en Irak, pour une Suisse sans armée, pour l’écologie, pour la défense de la fonction publique, etc.

La manif la plus extraordinaire à laquelle j’ai participé fut celle du Larzac en 1974. Des milliers de pacifistes convergèrent vers le causse pour soutenir les 103 paysans locaux qui s’étaient soulevés contre l’expropriation de leurs terres. Le ministre de la Défense, Michel Debré, sous la présidence Pompidou, voulait agrandir le camp militaire de 3000 à 17’000 hectares, projet qui concernait une douzaine de communes. Le Canard enchaîné y avait acheté une mare et la défendait de numéro en numéro.

Mon amie Maryelle, sa fille Raphaëlle, mon fils Serge, nos compagnons et moi nous étions retrouvés dans une foule immense, qui faisait penser au festival de Woodstock, en août 1969, et à ses 500’000 participant.e.s! Nous étions 100’000, là aussi, les organisateurs étaient débordés par leur succès. Je me souviens des tranchées creusées à la hâte pour les besoins naturels, et du temps qu’il fallait pour obtenir quelque chose à manger… L’ambiance était bon enfant, dans la mouvance «peace and love» de l’époque. J’arborais d’ailleurs, au bout d’une chaîne, le symbole du salut hippie, avec deux doigts en l’air en forme de Y, que je possède encore. Souvenirs… La lutte du Larzac dura 10 ans, ce furent les paysans qui gagnèrent.

Malgré toute cette effervescence, la situation des femmes, qui avaient finalement obtenu le droit de vote le 5 février 1971, ne changeait guère. Nous avons donc organisé la grève de 1991. Et obtenu, en 1993, après la gifle donnée à Christiane Brunner, qu’une femme socialiste devienne conseillère fédérale: Ruth Dreifuss. L’assurance maternité nous fut accordée en 1998.

Puis il y eut la Marche mondiale des femmes. Lancée par la Fédération des femmes du Québec en 1995, elle reçut l’adhésion et la participation de 6000 groupes de 161 pays différents. La date de lancement était le 8 mars 2000. Plus de 5 millions de femmes à travers le monde répondirent à l’appel. Nous fûmes 2000 à Genève, 5000 à Bâle, 50’000 à Bruxelles. C’était fou: on ne voyait pas la fin du cortège, tant il était long!

Les femmes obtinrent la dépénalisation de l’interruption de grossesse en 2002 et le congé maternité en 2005. Il est vrai que les choses avancent lentement en Suisse… Il manque encore le congé paternel et parental, qui existe partout en Europe. Et naturellement l’égalité salariale et de retraite, le partage des tâches ménagères et éducatives. Les violences contre les femmes continuent. Les migrantes sont doublement pénalisées, etc. C’est pour toutes ces injustices que nous préparons la grève du 14 juin 2019.

«Nous, les femmes, affirmons qu’un autre monde est possible, un monde rempli d’espoir, de vie, où il fait bon vivre et nous déclarons notre amour à ce monde, à sa diversité et à sa beauté. Tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous serons en marche!»