Belle réussite de la grève des femmes, et après?

La chronique féministe • Vendredi 14 juin, la mobilisation commence à minuit, comme au pied de la cathédrale de Lausanne, et se poursuivra toute la journée dans tout le pays.

40’000 femmes, et aussi des hommes, ont manifesté de la place Saint-François à la Riponne à Lausanne. Un record historique. (Pierre Jeanneret)

Vendredi 14 juin, la mobilisation commence à minuit, comme au pied de la cathédrale de Lausanne, et se poursuivra toute la journée dans tout le pays.

11h, à Berne, des parlementaires, parées de violet, sortent sur la Place fédérale, elles sont vivement applaudies.

11h15, la BBC m’appelle pour une interview de 5 minutes sur la grève!

J’enfile ma tenue fuchsia, pantalon et blouse fluo, mon chapeau violet avec un bandeau «Vieille dame indigne et indignée», me rends à Carouge pour un des pique-niques qu’organisent un grand nombre de communes genevoises. J’y retrouve des copines, vêtues de violet. Nous essuyons quelques gouttes de pluie, chantons, trinquons, mangeons.

Parmi les manifestations du matin, une réunion à l’entrée des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), dont le personnel est constitué aux ¾ de femmes. Les intervenantes déplorent la détérioration des conditions de travail aux HUG et dans les soins à domicile.

A 15h24, heure symbolique à partir de laquelle les femmes ne sont plus payées, les Suissesses quittent leur travail, les réunions, leur domicile pour manifester contre les injustices et pour l’égalité. Elles rejoignent peu à peu les lieux de rassemblement pour le cortège féministe.

A Genève, nous avons rendez-vous sur la Plaine de Plainpalais. A 16h45, la foule est compacte, je rejoins avec difficulté le groupe des «vieilles dames indignes et indignées», vêtues de fuchsia, couleur de 1991, au pied de la sculpture de Frankenstein. Dans la cohue, je perds les fleurs de mon chapeau! Mes copines sont là, avec les panneaux que nous avons fabriqués. Je saisis mon préféré: «Le désir n’a pas d’âge» et au verso: «Le plaisir non plus». Le cortège s’ébranle un peu après 17 heures. A peine avons-nous traversé le boulevard Georges Favon que nous sommes dépassées par un groupe de jeunes, vêtu-e-s de noir, suivant un char qui diffuse de la musique. Nous passons devant les Bastions, longeons la rue de la Corraterie, pris les Rues-Basses. Le violet, couleur officielle de la Grève féministe, domine, mais le cortège est coloré, les pancartes nombreuses, sur toutes sortes de supports. L’imagination est au pouvoir: «D’habitude on range, aujourd’hui on dérange», «N’attendons rien, prenons tout», «Les hommes de qualité ne craignent pas l’égalité», «Gros machos, ras l’clito», «Nos jupes sont courtes, pas nos idées», «On veut des droits, pas des fleurs», «Harry Potter serait mort si Hermione n’existait pas». Les calicots réclament aussi le respect, l’égalité, ils disent non au patriarcat, à la misogynie, au harcèlement sexuel. «Mon corps est à moi», affirmions-nous déjà en 1968. Si, parfois, la forme a changé, le fond est resté le même: les femmes ne sont toujours pas égales en droit.

Je retrouve l’ambiance festive, légère, drôle des grands moments: les défilés du Premier Mai, à partir de 1972, où les féministes brandissaient banderoles, panneaux et bannières, tout en chantant des slogans; ceux du 8 mars, Journée internationale des femmes; la Marche mondiale des femmes de 2000.

Nous suivons les traces des premières suffragettes. C’est grâce à ces pionnières courageuses que, peu à peu, les femmes de tous les pays acquirent le droit de vote, qui aurait dû être universel dès le début, le premier de tous, sans lequel aucun statut égalitaire n’est possible. Elles furent moquées, conspuées, pourchassées, arrêtées, battues, jetées en prison, nourries de force quand elles faisaient la grève de la faim. Le terme «suffragette» était utilisé comme une insulte, ainsi que, plus tard, celui de «féministe». Mais nous avons fini par gagner. Nous marchons, fières d’être femmes, libres, féministes. Nous brandissons nos panneaux, scandons «So-so-solidarité avec les femmes du monde entier», nous chantons, nous dansons…

Mon panneau est apprécié et souvent photographié. Dans les Rues Basses, alors que je le tourne et retourne, un jeune homme me lance: «A votre disposition, Madame!», sans agressivité ni machisme. Je lui réponds, amusée: «Tout à l’heure!» et j’en ris avec mes camarades. Nous atteignons le pont du Mont-Blanc. Nous ne voyons ni le commencement ni la fin de notre cortège. Aucune des manifs auxquelles j’ai participé en Suisse n’a rassemblé autant de monde. Emues, nous sommes conscientes de vivre un moment historique.

Pour occuper le pont du Mont-Blanc le plus longtemps possible, nous effectuons un «sitting», qui est l’occasion de rencontrer d’autres copines. Celles du Comité contre le harcèlement sexuel distribuent la brochure «Harcèlement sexiste & sexuel à l’école, basta! Témoignages d’élèves». Dire qu’on en est encore là, après l’affaire Weinstein, l’affaire Ramadan!… Jusqu’à quand les élèves ne seront-elles pas entendues?

Le cortège reprend, nous essayons d’éviter les chars qui diffusent de la musique à toute puissance. Ce qui frappe, c’est la présence d’une majorité de jeunes, voire de très jeunes. Arrivé sur la place Neuve, notre groupe rejoint la banderole officielle. Des jeunes femmes, dont des Femen aux seins nus, demandent si elles peuvent poser avec nous… Nous en sommes tout attendries. La relève est prête, enfin. Nous, les vieilles, désespérions de nous retrouver entre nous d’action en action. La génération de nos enfants ne bougeait pas. Les avions-nous dégoûté-e-s? Mais cette fois, c’est parti, les jeunes prennent le relais. La fête se termine aux Bastions, où nous accueille un clitoris géant.

Notre grève fut une superbe réussite! Plus de 500’000 femmes sont descendues dans les rues, 70’000 à Zurich, 50’000 à Berne, 40’000 à Bâle et à Lausanne, 20’000 à Genève, 12’000 à Fribourg et Sion, 5000 à Neuchâtel, 4000 à Delémont… Partout, en Suisse romande, en Suisse alémanique, au Tessin, une vague violette a déferlé dans les rues. Pour l’USS, le 14 juin 2019 entre dans l’histoire récente de la Suisse comme la plus grande manifestation politique.

Le lendemain, tous les journaux suisses faisaient leur une de cette manifestation historique… sauf la NZZ, qui titra «Hong Kong se défend à raison», la Grève féministe n’ayant droit qu’à un minuscule encart, et en page intérieure, un article sans photo… le ou la photographe faisait grève? Même des journaux étrangers en ont parlé. Et après? Les femmes de ce pays espèrent que les politiques sauront mieux les écouter, répondre à leurs aspirations concernant l’égalité éducative et salariale, la répartition des tâches, le congé parental, le harcèlement sexuel…