Picasso fauteur de paix

Expo • L’exposition qui se tient actuellement au Musée de l’Armée à Paris ajoute aux multiples déclinaisons «Picasso et…», qui ont proliféré depuis quelques années, avec, cette fois, un sujet plus grave, qui engage non seulement l’artiste, mais aussi le citoyen: «Picasso et la guerre».

Picasso, Massacre en Corée (1951). Huile sur contreplaqué exposée au Salon d’Automne à Paris de novembre 1951 où la police vint enlever sept toiles pour des raisons politiques. Le tableau reprend la disposition des Fusillés du 3 mai 1808 à Madrid de Goya. (© RMN-Grand Palais(Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau / Succession Picasso 2019

«Lançons de toutes nos forces les vols des colombes contre les balles… »Picasso, Le Désir attrapé par la queue (1941)

 

L’exposition qui se tient actuellement au Musée de l’Armée à Paris ajoute aux multiples déclinaisons «Picasso et…», qui ont proliféré depuis quelques années, avec, cette fois, un sujet plus grave, qui engage non seulement l’artiste, mais aussi le citoyen: «Picasso et la guerre». On pourrait discuter cet intitulé et surtout l’absence de point de vue sur le sujet de la part des concepteurs de l’exposition.

On passe, en effet, de la guerre comme contexte dans la vie du peintre (en 1914 il correspond avec ses amis au front, Braque, Apollinaire notamment), puis dans son art (dans les années 1940-1944 ses natures mortes traduisent les privations et l’atmosphère sinistre de l’Occupation allemande – Tête de mouton, Tête de mort) à la guerre comme motif, sujet.

Guernica comme Songes et mensonges de Franco (1937) et plus tard Massacres en Corée (1951) sont réalisés en réaction directe à des événements, mais aussi Le Charnier (1945) quand apparaissent sur les écrans les premières images des camps d’extermination. D’autres toiles abordent le thème de la guerre de manière indirecte, via la référence à des tableaux «classiques» tels L’Enlèvement des Sabines de Poussin ou Les Sabines de David, alors que la «crise des fusées» à Cuba met le monde au bord d’un conflit entre les Etats-Unis et l’URSS (1962). Ce sont là autant de témoignages de la sensibilité de Picasso à l’actualité qui s’est toujours inscrite dans son œuvre, parfois littéralement avec les «papiers collés» des années 1910, le plus souvent de manière implicite (Chat dévorant un oiseau en 1939 au moment de l’invasion de la Pologne par Hitler).

Mais c’est peut-être surtout quand cette sensibilité et cette réactivité vont se faire «engagement» pour une cause, celle de la paix, qu’apparaît une dimension sur laquelle on n’insiste guère d’ordinaire dans l’approche de Picasso. Disons même qu’elle gêne manifestement les commentateurs – ce dont témoignent les textes du catalogue comme les notices de l’exposition. Elle a pourtant des conséquences importantes car elle va faire sortir sa peinture du champ clos du monde de l’art pour la faire se multiplier sous toutes sortes de supports et dans toutes sortes de circonstances, lui faire revêtir en somme une fonction sociale.

L’Enfant aux colombes

L’Enfant aux colombes. Ce tableau de 1943 figurant, dans un espace fermé (murs, plancher et plafond convergent vers le fond), un petit enfant dont le visage est traité de manière inquiétante, presque monstrueuse et, à ses côtés, sur une chaise de paille, deux colombes à l’arrêt, forme une sorte de transition entre l’accablement et l’impuissance qui s’exprimaient jusque là et le caractère offensif que va prendre sa peinture par la suite. Le marxiste Max Raphael avait pointé, dans le.s années 1930, le paradoxe qui faisait du «plus grand artiste de notre temps» un «phénomène tragi-comique, car se trouvant dans le monde dont il doit souhaiter la disparition tout en ne pouvant représenter celui qui doit lui succéder».

John Berger avait repris ce diagnostic en parlant de «la réussite et l’échec de Picasso». Or après la Libération et la fin de la guerre, Picasso sort de cet état de spectateur horrifié par la barbarie guerrière en entrant au parti communiste. « Non, proclame-t-il alors, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi» (Les Lettres françaises du 24 mars 1945). Son œuvre prend alors un nouvel élan qui est sous-tendu par son combat pour la paix, contre l’armement atomique, contre l’intervention militaire américaine en Corée, contre la répression à l’endroit des révolutionnaires de tous les pays (Henri Martin, pour son action contre la guerre d’Indochine, Beloyannis, «l’homme à l’œillet», exécuté en Grèce en 1952, Julius et Ethel Rosenberg exécutés aux Etats-Unis en 1953, Djamila Boupacha, militante du FNL algérien torturée par les militaires français).

Elle se fait encore exaltation des forces de la vie dans le dyptique de Vallauris, La Guerre et la paix, avec la sculpture de L’Homme au mouton, avec la création du symbole de la lutte pour la paix qu’est la colombe qui connaît une diffusion mondiale. Durant toute cette période Picasso dessine à la une de journaux (Démocratie nouvelle, L’Humanité, Les Lettres françaises), voit ses colombes dupliquées sur des foulards, des poteries, des tracts, des brochures. Alors qu’un courant artistique des années 1960 (Pop Art, Wahrol) va puiser ses motifs dans l’imagerie de masse (magazines, bandes dessinées, publicité) – ce que poursuivent aujourd’hui nombre d’artistes de galeries et de musées sans compter les «street-artists» –, Picasso la crée, il investit les médias. C’est le sens à donner à cette déclaration de 1945 selon laquelle l’art est une arme «de guerre».

C’est pourquoi on peut être choqué par la légèreté avec laquelle les commissaires de cette exposition se sont permis d’accrocher parmi les œuvres de Picasso et au même titre qu’elles les affiches d’une officine anticommuniste internationale encouragée (sinon financée) par la CIA, soutenue par le gouvernement Pleven, «Paix et liberté» qui militait pour l’engagement en Corée aux côtés de l’armée américaine!

Musée de l’Armée, Paris, jusqu’au 28 juillet.