Aime-moi, dévaste-moi

SPECTACLE • Ah, l’amour… Est-il sujet plus rebattu, disséqué, exploré sous toutes les coutures et états de corps? Pas de quoi décourager la Compagnie Amare. Qui ressuscite notamment le poignant récit d’une passion de 60 ans, « La Lettre à D. » d’André Gorz.

"Quizas". Une mise en corps et mots de l'amour entre gravité et légèreté. Photo: Jean-Marie Collavizza

Au détour de « Quizas » («peut-être»), un tandem chorégraphique, performatif et théâtral franco-belge formé par Amandine Vandroth et Maeva Lambert consacre au sentiment-roi, qui fait et défait les vies, une prenante réflexion et mise en situations. A découvrir au Festival La Plage des Six Pompes à la Chaux-de-Fonds.

L’opus s’ouvre sur un montage sonore alignant les témoignages de ruptures en voix off, style faire appartement séparé après huit ans d’une fusionnelle relation ou rompre en ayant la certitude d’avoir fait le tour des possibles d’une relation conjugale. Ces propos alternent avec les états passionnels autodestructeurs d’un érotisme qui carbonise de Brigitte Fontaine (Dévaste-moi) et ceux, déceptifs, de la tragédienne lyrique de la chanson réaliste française des années 30, Damia – Tu ne sais pas aimer, chanson extraite du film dramatique Solà (1931) suivant le destin d’une chanteuse de cabaret piégée à Singapour.

Malgré un fil rouge constitué par le récit de la rupture entre l’une des performeuses, Amandine Vandroth, et un prénommé John dont le souvenir est campé en sweat à capuche et lunettes noirs par Maeva Lambert, ce spectacle de rue restera proche de ce que l’écrivain et philosophe français Vincent Delecroix, dépeint comme la cruauté des «petits fragments de souvenirs. Ces tessons de sensations qui affleurent à la surface de mon existence, c’est cela le plus difficile. Les grandes sensations, les grandes images, déjà abstraites, il est facile de s’en débarrasser, mais pas ces petits morceaux».

Théâtralité dansée

Place ensuite à la chasse aux sensations extrêmes proches d’une théâtralité dansée d’impact héritée du chorégraphe flamand Wim Vandekeybus. Maeva Lambert et Amandine Vandroth en furent d’ailleurs les interprètes. A la fois chute et jaillissement, l’écriture dansée se devine à la fois puissante et fragile. Elle flirte avec l’abandon d’un corps inerte , anesthésié par la rupture amoureuse et manipulé par l’autre. Très peu de performances accrochent ainsi, en quelques phrases et duos mouvementistes qui donnent le ton, le tempo, la musique et l’émotion, la qualité d’une vie travaillée, exhaussée et naufragée par l’amour. Sans taire la volonté de capter la résistance que déploient les danseuses à la discipline corporelle en retrouvant les mouvements enfouis, inconscients, somatiques.

Le spectacle se voulant «un acte poétique radical» et «l’histoire d’un séisme», il renferme le jaillissement surréaliste d’un univers mental sous pression de l’irrationnel de sentiments exacerbés n’excluant nulle auto-ironie. Défilent ainsi les ondulations sensuelles et graphiques des deux performeuses à la force fragile. Ou la prise du public à revers, manière de changer l’angle de vue sur un amour qui épuise et met littéralement à terre. Résurgence de pulsions ou éternel retour à l’enfance, la chorégraphie nous jette alors dans l’univers chaotique du rêve, bouillon de rythmes et d’allongements au sol. Coiffée par intermittence de perruques, l’expression corporelle sait aussi se faire espiègle et drôle.

Amour flou

«Cette performance porte sur comment l’amour peut rendre fou. Et comment cette femme peut rester coincer dans ses schémas», pose Vandroth face public. Avant de s’interroger : «On parle de couple libre. Mais est-ce que la liberté ne nous aliène-t-elle pas plutôt?» alors que sa partenaire scénique se coule dans la vrille, le tourbillon, le sauté-grenouille façon Sacre de Maurice Béjart.

Traquant tour à tour sa douce déraison, sa contrastée fièvre et folie, Quizas insuffle à l’amour le ton sauvage de ses interprètes. L’amour au jour le jour, son présentisme absolu. Les performeuses poussent le sentiment et l’état universels dans leurs retranchements. Pour en tirer une essence tendre, sensible et brutale, à corps, cris et à cru.

Au détour d’une scène emblématique, les corps pliés, les pieds ratissent le sol évoquent l’extrême vieillesse, celle du couple formé le philosophe et journaliste français André Gorz et son épouse. Les mots poignants, inoubliables d’une passion éternelle résonnent par les bouches des deux performeuses: «Tu viens juste d’avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien.» Ces mots tirés de La Lettre à D. signée André Gorz sont bouleversants comme rarement. Le 22 septembre 2007, le philosophe se suicide à l’âge de 84 ans avec sa femme Dorine, atteinte d’une maladie incurable.

Zapping et leurre

L’amour à l’ère du zapping consumériste «Je prends, je jette». Mais n’est-ce pas un leurre?, file ce spectacle aussi rythmique qu’érudit. Pour le coup de foudre et l’imaginaire amoureux, Barthes et Laborit sont brièvement convoqués sur des pulsations électro pop soulignant l’alignement anatomique du vagin sur le cœur. Ouvrant sur un duo endiablé avec corde à sauter et champagne célébrant de partout.

Convier le chirurgien et chercheur français Henri Laborit sous forme de citations dites en urgence au micro n’est pas un hasard. Ainsi, l’amour dans sa dimension humaine ne serait qu’un amour imaginaire, «une véritable création, une image sans réalité. Il ne faut surtout pas faire coïncider cette image avec l’être qui lui a donné naissance, qui lui n’est qu’un pauvre homme ou qu’une pauvre femme» (Eloge de la fuite). Quant au philosophe français Roland Barthes analysant le sentiment amoureux, ne constate-t-il pas que nous ne sommes jamais plus isolé que lorsque nous sommes in love? Du début à la fin d’une histoire qui finit mal en général, le sentiment amoureux nous enfermerait dans la solitude. «L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que: je suis celui qui attend.» (Fragments du discours amoureux).

Par sa compilation d’extraits, impressions, états de corps – coup de foudre, paralysie momentanée, séduction, sidération… – , Quizas ramène, dans sa dramaturgie, au constat posé par Barthes. «Aussi, j’aurai beau discourir sur l’amour à longueur d’année, je ne pourrais espérer en attraper le concept que « par la queue »: par des flashes, des formules, des surprises d’expression, dispersés à travers le grand ruissellement de l’Imaginaire.»

Signes et attitudes

Dans cette chorégraphie de rue d’une intense physicalité qui rejoue aussi certains dialogues amoureux/désamoureux en mimographie, les deux artistes décortiquent avec brio certaines facettes de l’amour. Qui n’est pas réductible aux clichés ni simplement synonyme de partage, de respect, de fidélité, de confiance et de réconfort.

L’amour, suggèrent-elles en cœur est «un espace où chacun peut libérer le moi profond qu’il ne peut exprimer dans les rôles qu’il est tenu d’endosser au sein de la société», comme l’écrit le philosophe Umberto Galimberti. Sous la forme d’un exposé gestuel et parlé, l’opus aborde avec bonheur et malice le décodage des signes et gestes de l’attente amoureuse.

Au menu tiré de Paris Match, éthologie fine ou étude des attitudes en symétrie de son vis-à-vis secrètement convoité. Ici l’augmentation du clignotement des yeux ou effet papillon sous-tend le désir. Là une dilation de la pupille se révèle synchrone avec la séduction exercée par l’autre, les «tétons» pointant instinctivement vers «la proie». On a connu décodage gestuel moins roboratif. Un tel spectacle, court, exact, poli comme un galet, vient rappeler ce que peut la performance quand elle sonne vraie, parce qu’elle sonne juste.

Bertrand Tappolet

Quizas. Festival des Six Pompes. La Chaux-de-Fonds. Du 7 au 9 août. Marché Ouest. Rens.: www.laplage.ch et www.compagnieamare.com