De la mission à l’échange de savoir solidaire

Histoire • L’association E-Changer fête ses 60 ans de politique de coopération depuis les années 50 et la décolonisation. Elle encourage toujours la concrétisation de solidarité au Burkina comme au Brésil.

Le pari d’une coopération authentiquement solidaire, horizontale, non paternaliste et exigente sur le plan professionnel de l’association E-Changer en terre brésilienne. (Luiz Fernando)

L’association E-Changer (anciennement Frères sans frontières) est née en Valais, en 1959, dans l’idée de renforcer le travail missionnaire en Afrique: le but était d’envoyer des laïcs, souvent des artisans (menuisiers, électriciens, fromagers) ou soignants, pour donner corps au travail social de l’église et apporter ainsi, dans la vision paternaliste de l’époque, aux populations de ce continent, les outils du «développement».

Assez vite, des «volontaires» ont été envoyés aussi en Amérique Latine. Dix ans plus tard, au lendemain de mai 68, E-Changer, prenant en compte les réalités décrites par les coopérants revenus au pays, prend des engagements plus socio-politiques, convaincue déjà à ce moment, que la misère rencontrée là-bas a quelque chose à voir avec la politique menée chez nous dans le Nord. E-Changer soutient ainsi la création des Magasins du Monde, la Déclaration de Berne, la lutte contre l’Apartheid (en demandant en particulier avec d’autres aux banques suisses de ne plus investir en Afrique du Sud), et voit d’un bon œil les mouvements de libération en Afrique ou en Amérique latine.

Mais E-Changer, dès ce moment, pointe aussi les injustices en Suisse et participe activement à la défense des objecteurs de conscience et en faveur de l’instauration d’un Service civil national par exemple.

Le triomphe de la révolution sandiniste en 1979 après de nombreuses années de lutte armée, représente pour l’association un nouveau virage audacieux: comme sa «sœur jumelle» protestante Eirene (anciennement GVOM), et à l’instigation de jeunes professionnels, il est décidé d’envoyer des coopérants pour travailler directement (ou de manière très proche) avec le nouveau gouvernement, pour participer à la construction d’une société socialiste et populaire, qui a su intégrer la théologie de la libération et permis à 3 prêtres d’occuper des fonctions ministérielles. La coopération devient rapidement importante avec jusqu’à 40 coopér-acteurs suisses au Nicaragua.

Brusque remise en question

La perte du pouvoir des sandinistes au Nicaragua, en 1990, et le retour d’un gouvernement ouvertement inféodé aux Etats-Unis, a signifié pour EChanger une remise en question brusque de ses priorités. Les coopérants encore sur place ont souvent trouvé du sens à leur travail, en s’intégrant au soutien à des coopératives de production ou de commercialisation ou à des syndicats.

Par ailleurs, l’association a alors renforcé son programme au Brésil, pays où des mouvements sociaux bien organisés défendaient les sans voix et les sans terres, dans ce pays immense, où les injustices
sociales crevaient les yeux déjà à cette époque. D’où la collaboration avec le Mouvement des Sans Terre (MST), qui perdure encore.

C’est aussi de là qu’est née l’implication de E-Changer dans les Forum sociaux mondiaux, dont le premier s’est tenu en 2001 à Porto Alegre (Brésil). Cette réunion périodique a permis de regrouper toutes les ONG, les mouvements sociaux et organisations, qui voulaient un changement social et y travaillaient localement, mais étaient en perte de repères après l’effondrement du bloc socialiste, mais aussi des gouvernements de gauche en Amérique latine (à l’exception de Cuba). Ce fut l’occasion d’emmener des grandes délégations de parlementaires et journalistes, de syndicalistes ou membres d’ONG pour connaître à la fois le travail de partenaires de l’association sur place, mais aussi de partager des savoirs avec d’autres professionnels vivant dans des réalités différentes.

De là est venu le besoin de collaborer avec des partenaires plus seulement ancrés dans un pays, mais défendant des liens internationaux comme la Via Campesina ou la Marche mondiale des Femmes.

C’est aussi avec cette expérience que les échanges de personnes se sont faits du Nord au Sud et aussi dans l’autre sens. Et que E-Changer a commencé à travailler avec des coopér-acteurs nationaux. Pendant toutes ces années, E-Changer a pu compter sur le soutien de la Confédération, mais celui-ci s’est érodé. S’il représentait 80% du budget dans les années 80, il ne sera que de 40% dès 2021.

Plus que jamais, la question du financement sera la préoccupation de l’association, parce que le travail, qui s’est modifié à travers les années, reste plus nécessaire que jamais. «Nous avons fait le pari d’une coopération véritablement solidaire, horizontale, non paternaliste et exigeante sur le plan professionnel. E-Changer relève le défi essentiel de contribuer au renforcement des acteurs sociaux porteurs de changement et d’espoir, en fonction de la demande qu’eux-mêmes expriment», comme dit Sergio Ferrari, porte-parole de E-Changer pendant de nombreuses années.

Réflexion sur les défis de l’engagement

Dans le cadre de ses 60 ans, l’association veut proposer une réflexion sur les défis de l’engagement, dans le contexte préoccupant de crises socio-politiques et environnementales qui s’observent de toute part. Actuellement, s’engager et participer à la mobilisation de la société civile au Burkina Faso, au Brésil et en Suisse est plus que nécessaire.

Il s’agit non seulement de favoriser des initiatives collectives, d’encourager l’avènement de la solidarité dans ces contextes, mais aussi de promouvoir une voie de transition. L’engagement intervient alors comme un moyen de s’accorder sur une vision plus active de la citoyenneté et de la solidarité, en déployant d’autres rapports démocratiques.

Au Brésil, la situation est particulièrement délicate et préoccupante. Les élections de l’automne 2018 ont divisé la société civile brésilienne et amené un climat de haine et de violence. Le nouveau gouvernement de Jair Bolsonaro fragilise la démocratie et met en danger les avancées en termes de renforcement et de garantie des droits humains pour les populations vulnérables.

Le Burkina Faso fait face à de nombreux événements, qui transforment de manière préoccupante son paysage sociopolitique depuis plusieurs années. La situation sécuritaire est l’une des préoccupations majeures du pays et ses causes sont multiples: terrorisme, trafics en tout genre, augmentation des armes dans le pays, désillusion du peuple face aux actions des politiques, etc.

Table ronde pour les 60 ans

En Suisse, de nombreux groupes de populations se mobilisent régulièrement et en grand nombre pour interpeller le gouvernement face à ses choix de politique climatique et environnementale, mais aussi sociale et migratoire. Le 14 juin dernier, 500’000 personnes ont été réunies lors de la grève des femmes.

Le 9 novembre prochain (à 16h, à la Haute école de travail social de Lausanne, auditoire B040) sera l’occasion de rencontrer des interlocuteurs privilégiés autour d’une table ronde, avec Guilherme Boulos, politicien et militant brésilien, membre de la Coordination nationale du mouvement des travailleurs sans toit (MTST), Souleymane Ouédraogo, militant burkinabé et chargé de partenariats stratégiques au sein du mouvement le Balai citoyen, Martine Meldem, présidente du comité de Paysans Solidaires et députée au Grand Conseil vaudois et Stéphanie Vonarburg, militante suisse et vice-présidente de Syndicom.

Il s’agira d’amener un regard croisé sur les enjeux et défis de l’engagement dans des contextes pluriels et préoccupants de crises socio-politiques, en donnant la parole à celles et ceux qui s’investissent – ailleurs et ici – à promouvoir des alternatives possibles. Mais ce sera aussi l’occasion de se rencontrer, de célébrer ces 60 ans et de refaire un bout de cette histoire passionnante de «l’aide au développement» depuis les années 50 et la décolonisation.

A noter que, en marge de cet anniversaire, différentes activités auront lieu encore jusqu’au 15 novembre.

Programme complet sur www.e-changer.org