Selftombale

Courrier des lecteurs • Joaquim Manzoni s’interroge sur la rupture des relations sociales dans notre société contemporaine et la solitude grandissante des aînés.

Derrière l’église d’un petit village vaudois, on distingue deux frêles silhouettes découpées dans le brouillard matinal. C’est un vieux couple qui habite à quelques pas de chez moi. Main dans la main, ils se rendent au cimetière pour déposer une gerbe de fleurs sur une tombe bien entretenue. Ils se recueillent quelques minutes.

M’approchant de la tombe, je remarque que l’épitaphe n’est pas complète: il manque la date de décès. Plus étonnant encore, la dalle funèbre porte leur nom. Surpris, je les interroge sur cette bizarrerie. La vieille me regarde et me répond de sa voix douce: «C’est normal, il s’agit de notre propre tombe»

Me voyant interloqué, elle ajoute: «Nous n’avons pas eu d’enfant, nous avons vécu notre vie du mieux possible, sans embêter nos voisins. Nous sommes seuls. On vient tant que nous sommes vivants. Après on ne sait pas qui viendra! Personne ne se souviendra de nous.»

Cette histoire pourrait se passer n’importe où. Elle me fait réfléchir: je me rends compte que notre société individualiste a évacué le mot «solitude» de son vocabulaire. Trop fort, trop menaçant, voire insupportable, nous l’avons remplacé par un anglicisme stérile et inoffensif: self. Nous nous prenons en selfie, on mange dans un selfservice, on achète de quoi bricoler dans un «do it yourself» et maintenant, il y a le selfcare…

Les relations sociales, celles de tous les jours, sont ainsi rompues: plus de caissier, de vendeuse, ni de postière. La solitude guette et rode: on se retrouve seul, dans l’indifférence générale, à part, bien entendu, la sienne. Celle qui nous pousse à visiter notre propre tombe.