La féminisation de panneaux de signalisation

La chronique féministe • La semaine dernière, Sandrine Salerno, maire de Genève, et Serge Dal Busco, conseiller d’Etat chargé du Département des infrastructures, ont présenté les six pictogrammes pour passages piétons représentant des femmes, destinés à remplacer la moitié des 498 panneaux existants, qui représentent un homme

Parfois, il y a des nouvelles qui me ravissent. La semaine dernière, Sandrine Salerno, maire de Genève, et Serge Dal Busco, conseiller d’Etat chargé du Département des infrastructures, ont présenté les six pictogrammes pour passages piétons représentant des femmes, destinés à remplacer la moitié des 498 panneaux existants, qui représentent un homme. On y voit une femme enceinte, deux femmes se tenant par la main, une jeune, une âgée, une autre appuyée sur une canne. La conseillère administrative réaffirme son engagement pour l’égalité dans l’espace urbain, matérialisé notamment par la campagne «Objectif zéro sexisme dans ma ville». Elle espère que la démarche fera tache d’huile dans les communes. Les féministes aussi.

Cette réalisation a coûté 56’000 francs à la Ville. Certains crient à la dépense inutile. Les sommes allouées à la défense des femmes sont toujours considérées comme inutiles par un certain nombre de râleurs et/ou de réactionnaires, ainsi qu’on peut le lire dans le courrier des lecteurs, ces derniers jours.

Cette démarche, qui peut sembler a priori anecdotique, met en lumière une question centrale: la place des hommes et des femmes dans l’espace public, qui appartient encore et toujours aux hommes, depuis l’entrée à l’école, où le terrain de foot est souvent situé au milieu de la cour et accaparé par les garçons, tandis que les filles apprennent à pratiquer des jeux qui occupent peu de place. «Cet aménagement construit l’inégalité, en inscrivant dans l’éducation que les garçons sont au centre et les filles en périphérie. On attribue souvent aux filles la responsabilité de ne pas aimer le sport. Mais lorsqu’on les interroge, elles racontent des expériences douloureuses d’exclusion et de moqueries», relève Yves Raibaud*.

A l’adolescence, les garçons font vrombir leurs vélomoteurs et commencent à siffler les filles. Les filles, elles, découvrent que la rue devient dangereuse, qu’elles ne peuvent pas s’y promener aussi librement que les garçons, surtout la nuit. La seule catégorie autorisée à battre le trottoir sont les prostituées. Les autres élaborent des stratégies pour éviter le harcèlement.

Des études ont montré que, là encore, le monde a été pensé par les hommes pour les hommes. Il est intéressant d’observer les espaces de jeux, comme les skateparks, monopolisés par les garçons. Ponctuellement, certaines villes reviennent à des espaces non mixtes. Genève a ainsi mis en place des journées réservées aux filles dans les skateparks, afin qu’elles puissent reconquérir ces espaces.

La mixité ne va pas de soi, elle fonctionne dès qu’on met en place une pédagogie. Des écoles s’y emploient en supprimant les jeux de ballon et en définissant des lieux où les filles et les garçons jouent ensemble. Plus largement, il est souhaitable que les villes pensent des espaces inclusifs.

En présentant les silhouettes féminines, Sandrine Salerno a dit:  Tout le monde doit pouvoir s’approprier l’espace public.» Ce projet fait penser à la campagne «100Elles» de 2019, qui a féminisé 100 noms de rues genevoises sur des panneaux couleur fuchsia (cf. chronique du 1.11.19). Cette campagne, menée par l’association féministe l’Escouade, m’avait aussi ravie. Malheureusement, les panneaux vont être enlevés en juin. L’Escouade accueille favorablement cette nouvelle étape de «visibilisation d’un problème de discrimination profonde». Il s’agit déconstruire les stéréotypes pour repenser une société plurielle et de démontrer que les femmes existent autant que les hommes. Inconsciemment, les femmes ne se sentent pas incluses dans une silhouette masculine. Il en va de même pour les offres d’emploi rédigées au masculin, surtout quand elles concernent des ramoneurs, techniciens, ingénieurs, etc. L’écriture inclusive permet aux femmes d’intégrer ce genre de professions.

Seuls les panneaux informatifs ont pu être changés, parce que la législation fédérale est stricte sur les questions routières. Les feux de signalisation vert, orange et rouge, qui présentent un bonhomme masculin, ne peuvent pas changer d’aspect. La moitié de la population devra donc s’en contenter.

Certains relèvent qu’on pourrait également dessiner des handicapés. Mais les femmes forment une catégorie transversale, c’est-à-dire qu’on trouve des femmes parmi les aveugles, les malades, etc. La féminisation de symboles qui paraissent «naturels» est nécessaire pour que les femmes soient traitées sur plan d’égalité et ne se sentent plus discriminées.

Très engagée dans les questions d’égalité, la conseillère nationale verte vaudoise Léonore Porchet s’intéresse à la démarche genevoise. «Le manque de visibilité des femmes dans l’espace public contribue à les exclure», affirme-t-elle.

Pour encourager les femmes à investir l’espace public, où elles ne font trop souvent que passer, la capitale vaudoise a organisé une «marche exploratoire» dans les rues de la ville, dont certaines sont évitées par les femmes. «La rue de Bourg et les petites rues adjacentes constituent la pire zone en termes de harcèlement, du coup je prends un autre itinéraire. C’est quand même fou!», déclare une jeune participante.

D’après les statistiques, les Lausannoises parcourent 12 kilomètres de moins que leurs homologues masculins, tous transports confondus, la marche y compris. Elles sont 8% de plus à détenir un abonnement de transports publics. Quatre Lausannoises interrogées sur dix n’ont pas d’activité rémunérée, contre 27% des hommes, elles devraient donc potentiellement être plus présentes dans l’espace public, expose Cindy Freudenthaler, géographe auprès du Büro für Mobilität, au départ de la marche. En outre, les femmes font 75% des accompagnements d’enfants et de personnes âgées ou malades. Durant le circuit, on signale l’inaccessibilité de certains endroits avec une poussette, le manque de places pour s’asseoir, le côté peu accueillant du béton omniprésent, l’espace étriqué à l’arrêt de bus aux heures de pointe…

Même à l’intérieur des transports en commun, les femmes ne sont pas en sécurité. A Bordeaux, des campagnes contre le harcèlement ont été mises en place et on a expérimenté les arrêts de bus à la demande. Certaines villes britanniques ont installé des boutons d’urgence.

Pour rendre l’espace public égalitaire, il faudra repenser les villes.