Photographie arme de classe

Expo • Consacrée à la photographie ouvrière et en particulier aux photographes ouvriers, l’exposition qui se tient au Centre de la Photographie à Genève éclaire un pan mal connu de l’histoire en images de la classe ouvrière.

La photographie «Les Bancs» de Pierre Jamet. (Pierre Jamet)

Elle est accompagnée non seulement du catalogue de l’exposition (éditions Textuel), mais du dernier numéro de la revue Transbordeur. Photographie. Histoire. Société n°4 (éditions Macula) consacré à la «photographie ouvrière sous la direction de Christian Joschke (enseignant à Nanterre et chargé de cours à l’Université de Genève).

Ce «courant» photographique auquel n’est pas associé d’emblée de grands noms connus du public – même si plusieurs s’y rattachent d’une certaine façon on va le voir – est avant tout lié au mouvement ouvrier et à l’incitation de transformer la photographie amateur en photographie «arme de classe»: témoignage, dénonciation, point de vue donnés par les travailleurs euxmêmes sur leurs conditions de vie, de travail et d’exploitation. Cette incitation connut un développement dû en partie à l’exemple de ce qui se passait en URSS où le mouvement des «rabcor», les correspondants ouvriers, s’inscrivait dans la recherche d’une culture prolétarienne et dans la volonté de rompre avec les codes dominants de la représentation. Les artistes d’avant-garde euxmêmes – écrivains, poètes, plasticiens,  cinéastes -, partisans d’une «déprofessionnalisation», incitaient les ouvriers et les paysans à témoigner, participer, nourrir l’information et les représentations des milieux populaires dont l’un des vecteurs principaux, au sein des usines, des entreprises des casernes et des écoles étaient les «journaux muraux».

Valoriser les faits

Ces artistes se donnaient une fonction de coordinateurs de ces contributions venues de la base valorisant les «faits». Les organisations ouvrières – partis révolutionnaires et syndicats – s’employèrent ainsi à offrir une contre-information, une contre-culture à celles, dominantes, diffusées par la presse bourgeoise, stimulant également des photographes professionnels à s’engager aux côtés des exploités, notamment au sein de groupements comme l’AEAR (association des écrivains et artistes révolutionnaires): ainsi Henri Cartier-Bresson, Elie Lotar, Willy Ronis, Gisèle Freund ou Germaine Krull, Chim, Robert Capa et Gerda Taro ou encore Tina Modotti mirent-ils leur talent au service des journaux de gauche. En France, en particulier, dans Vu et dans Regards, hebdomadaire illustré communiste, créé avec
l’appui de Willy Münstenberg qui avait su développer dans l’Allemagne de Weimar un formidable réseau de publications, journaux et films dont le fameux magazine Arbeiter Illustrierte Zeitung que les photomontages anti-nazis de John Heartfield ont rendu célèbre.

Après les occupations d’usine du Front populaire, la guerre d’Espagne rendit ces photographes célèbres qui donnent naissance à ce qu’on a appelé par la suite le reportage photographique en créant des agences indépendantes (comme Magnum).

Et en Suisse?

Y eut-il une photographie ouvrière en Suisse? Restée dominée par les organisations socialdémocrates, elle resta plus dans le domaine de la photographie amateur que de combat, tandis que des professionnels se montraient, là aussi, sensibles à la situation des classes populaires et des victimes civiles des guerres – comme Hans Staub ou Paul Senn (tous deux travaillèrent pour le Zürcher Illustriert).

Cette dualité de la photographie engagée permet également de réfléchir à des questions de forme: la revue Transbordeur interroge l’éventuelle esthétique de cette photographie ouvrière qui donne la priorité au «fait», à la vérité d’une situation censée apparaître à travers le medium. A contrario la photo professionnelle est souvent guettée par le misérabilisme et l’exotisme, y compris celui de la misère (le clochard), avec ce qu’on a appelé confusément la photographie «humaniste».

A l’heure où internet parvient à mobiliser des manifestants par milliers, «gilets jaunes» ou «sardines», sur tout un territoire, à faire circuler l’information visuelle et sonore en dehors des canaux institutionnels, ces types de décentralisation et d’interaction promus au sein du mouvement ouvrier offrent une sorte d’antécédent auquel on a peu pris garde jusqu’ici. L’idée que tout un chacun puisse réaliser et émettre ses propres photographies ou films est alors couramment évoquée dans les milieux de l’avantgarde et elle se relie, dès les années 1920 et 1930, à des «utopies» technologiques (miniaturisation, disparition du support au profit des ondes) aujourd’hui advenues.

Centre de la photographie, 28, rue des Bains, Genève, jusqu’au 18 mars