Une fresque de la société berbère marocaine

Livre • Le roman d’Imad Ikhouane nous conduit de l’époque des tribus à l’ère coloniale puis à l’Indépendance.

Le chef riffain Kaid Sarkash et son fils armés avec des Mausers capturés aux Espagnols.(hotographie de presse / Agence Rol)

D’origine marocaine, Imad Ikhouane vit à Lausanne. Il est consultant en technologies de l’informatique. A travers un homme, Jilali, et une famille, l’auteur brosse une vaste fresque, de caractère ethnographique, de la société berbère traditionnelle. Celle-ci repose sur les tribus, presque toujours en conflit armé. Seul l’Islam sunnite réussit parfois à amener la paix entre elles, voire à les unir. A la tête de chaque tribu, il y a l’Amghar, que l’on retrouve dans le titre du livre. C’est l’assemblée publique des hommes, la Jemaa (terme arabe qui signifie rassemblement et que l’on retrouve dans liaoum el jemaa, le jour du rassemblement pour la prière, le vendredi) qui lui confère son pouvoir suprême. L’Amghar tranche les différends, décide de toutes les choses importantes, par exemple des lieux de transhumance de cette société nomade. Ce monde tribal repose aussi sur des valeurs telles que l’honneur, le courage au combat, liés à la virilité, et la soumission totale à Allah qui «a voulu qu’il en soit ainsi».

Or cette société tribale a été détruite suite à la guerre du Rif. Celle-ci, conduite par Abd el-Krim, dura de 1920 à la reddition de son chef en 1926. Après des succès initiaux, l’insurrection fut écrasée par une action concertée entre Espagnols et Français, le maréchal Pétain étant à la tête de ces derniers. Aux vieux fusils des Rifains, la coalition des deux nations coloniales pouvait opposer des avions de bombardement, des canons et des mitrailleuses. La guerre fit un million de morts directes ou indirectes, liées à la famine. A vrai dire, elle n’apparaît qu’en filigrane dans le roman, hormis quelques scènes de combats au début de celui-ci. Les défaites contraignent Jilali, qui sera le dernier Amghar de la tribu des Anafals, à abandonner son sol natal et à s’exiler vers d’autres terres.

Imad Ikhouane a le courage d’égratigner le mythe national anticolonialiste. Bien qu’il ait combattu avec vaillance, Jilali estime en effet que la guerre était perdue d’avance et qu’elle n’a fait qu’empirer le sort de ses frères. De surcroît, un certain nombre de tribus se sont rangées du côté des Fransaouis, donc des Infidèles, car la guerre du Rif avait aussi une composante religieuse. La misère obligera Jilali à s’engager comme ouvrier agricole dans le grand domaine d’un Français, Monsieur Gérard, où il subira une humiliation que nous laissons découvrir au lecteur. Le roman nous conduit jusqu’à sa mort, après l’Indépendance du Maroc en 1956, une époque qu’il ne comprend plus.

Une société traditionnelle détruite

Le colonialisme, en retirant tout pouvoir de décision aux tribus, a donc détruit cette société traditionnelle. Il a aussi bouleversé l’économie. Aux cultures de subsistance, comme le blé et l’orge, il a substitué les grandes plantations d’agrumes destinés à être exportés en France.

La qualité du roman tient également à sa langue. L’auteur use du parler indigène, très imagé, avec une référence constante à Allah. Par exemple, les années sont précisées non par des dates, mais par des événements extraordinaires qui sont survenus: «l’année de la famine», «l’année où la foudre a frappé la mosquée». Approche «ethnographique», avons-nous dit. On assiste en effet à la préparation du couscous avec ses ingrédients, aux rites funéraires, aux rapports quotidiens entre hommes et femmes, parents et enfants. Le livre contient un certain nombre de scènes fortes, comme l’invasion des criquets pèlerins qui dévastent les cultures. Face à ce fléau -qui se répète aujourd’hui au Kenya! – on assiste d’abord à la solidarité des habitants du village pour se partager les denrées alimentaires qui ont pu être sauvées, puis hélas aux dissensions internes et au pillage des réserves… La société que nous décrit Imad Ikhouane n’est donc pas idéalisée.

Il y a malheureusement un bémol à apporter. Le livre souffre d’une grave lacune: l’absence d’un glossaire en fin de volume, qui aurait précisé le sens des termes arabo-berbères, tels, belgha, Tesbih, baghrit, smen, sebsi ou Izli… C’est fort dommage, car la compréhension d’un certain nombre de passages échappe au lecteur francophone. Espérons que l’auteur, qui témoigne manifestement de talent narratif, y remédiera dans son second roman!

Imad Ikhouane, Le dernier Amghar, Genève, 5 Sens Editions, 2020, 191 p.