Rescapés d’un lieu de torture

Histoire • Un livre mémoriel rappelle la brutalité de la dictature argentine. De 1974 à 1983, elle a fait 30’000 disparus, 15’000 fusillés, 9000 prisonniers politiques, et 1,5 millions d’exilés.

Sergio Ferrari visite la prison de Coronda en octobre 2019 (El Periscopio)

Le 24 mars dernier, jour anniversaire du coup d’Etat militaire en Argentine organisé en 1974 par le Général Videla, est paru le livre Ni fous, ni morts, grâce à l’association le Périscope. Celle-ci réunit les ex-prisonniers politiques de l’établissement pénitentiaire de haute sécurité de Coronda situé dans la province de Santa Fe, au nord-est de Buenos Aires. Les détenus fabriquèrent des «périscopes» à l’aide de morceaux de balais et de miroirs pour surveiller les déplacements de leurs gardiens. De nationalité suisse depuis 1998, le journaliste Sergio Ferrari en est le coauteur. Il est un militant engagé dans les milieux altermondialistes, de la solidarité internationale et syndicaux, connu des mouvements associatifs suisses et ancien porte-parole de l’ONG E-Changer. Alors militant syndical au sein du Front étudiant de Rosario, Sergio Ferrari, tout comme son frère Claudio, font partie des opposants passés par cette sinistre prison et centre de torture. Ceci avant d’obtenir l’asile en Suisse. Rencontre virtuelle.

Pourquoi publier un livre sur des faits remontant à plus de 40 ans?

Sergio Ferrari Comme le souligne l’introduction de l’ouvrage, la MÉMOIRE en majuscules, constitue pour les anciens prisonniers de Coronda, le meilleur antidote aux brutalités du pouvoir, en tout lieu et à tout moment de l’histoire. Pour qu’un tel cauchemar ne puisse ressurgir.

C’est-à-dire?

Le pouvoir détenu par les puissants (et leurs stratégies pour le conserver) est une question universelle, tout comme la résistance du peuple à cette domination injuste. Les formes de cette hégémonie varient au cours de l’histoire et relativement aux caractéristiques de chaque société. Mais il s’agit essentiellement d’une seule et même question: l’éternelle dispute entre ceux qui assujettissent le peuple et ceux d’entre nous aspirant à vivre en liberté. En résumé, quelle est la différence notable entre les tortures quotidiennes perpétrées par la junte et élaborées scientifiquement par des chercheurs à la prison de Coronda, et mourir au siècle dernier dans un camp de concentration en Europe voire périr en Méditerranée, pour échapper à la famine, à la guerre ou en tant que réfugié climatique?

Comment s’est élaboré le livre?

Rédigés par 70 ex-détenus de Coronda, voici des témoignages de vie carcérale. Ils sont écrits de manière collective, anonyme. Les récits attestent d’une profonde souffrance et de la douleur d’avoir perdu des compagnons irremplaçables. Mais l’humour y est souvent présent, étant une «arme fatale» contre nos bourreaux. Face aux gendarmes et gardiens prisonniers de leur peur, nous étions des hommes vraiment libres, en dépit de notre enfermement dans les cellules de deux mètres quatre-vingts sur trois mètres, où nous passions vingt-trois heures quotidiennes. Ainsi notre expérience de vie soumise au régime de l’isolement quasi-total est bien davantage qu’un compte-rendu historique.

En quoi ces textes-témoignages furent essentiels pour la mémoire collective populaire?

Entre 1976 et 1979, la prison-forteresse de Coronda, devenue un camp de destruction physique et psychologique, a eu la particularité d’être dirigée par la Gendarmerie nationale dépendante de l’armée. Son objectif? Broyer les prisonniers politiques. De sorte qu’à leur libération, les détenus torturés soient si anéantis qu’ils ne puissent revenir au militantisme politique, syndical, social ou associatif. La version originale en espagnol de l’opus a constitué un élément à charge dans le procès pour crimes contre l’humanité en 2017 et 2018, dont ont fait l’objet deux commandants de gendarmerie, anciens directeurs de la prison de Coronda en 2017-2018. Le 11 mai 2018, Adolfo Kushidonshi a été condamné à vingtdeux ans de prison et son acolyte, Juan Ángel Domínguez, à dix-sept. C’est un verdict historique pour la justice et la mémoire – le procureur Martín Suarez Faisal a qualifié le lieu de «camp de concentration» pour opposants à la dictature où «la torture était absolue».

Quel est le sens d’une publication collective alors que nombre de livres sont souvent des productions personnelles.

Cela fait une différence! Et pas seulement au niveau du contenu original. La version française de Ni fous, ni morts résulte du patient travail d’un collectif. Par leurs dons, quelque 70 personnes solidaires de la cause de justice et de mémoire des ex-victimes du régime militaire ont ainsi rendu possible sa publication. Une douzaine de militants associatifs ont participé à la conception, la gestion du projet et à la traduction de l’original. Je suis particulièrement reconnaissant aux Editions de l’Aire, qui n’ont pas hésité à le publier. De plus, plusieurs amis solidaires, suisses et latino-américains, avaient préparé des activités publiques pour son lancement. A cause de la pandémie, celles-ci sont repoussés à septembre prochain. Autrefois, à Coronda, la résistance était collective, unitaire. Aujourd’hui, comme par magie, cet ouvrage est le fruit d’une initiative autogérée, collective, solidaire.

Pourquoi faut-il le dévorer sans délai?

Peut-être déjà pour se rendre compte que même dans une situation de tension extrême, on peut rire. Mais aussi pour comprendre comme l’appartenance à un collectif et le lien – si ténu soit-il – qu’elle suscite, permet de résister, être inventif et se soutenir dans les moments les plus durs. Cela prend possiblement encore un sens particulier maintenant qu’en Suisse, nous sommes confinés sans savoir très bien quand cela va s’arrêter.

«Si vous sortez d’ici, ce sera fous ou morts»

Par ces mots adressés en 1978 aux détenus, Adolfo Kushidonshi, commandant de gendarmerie et directeur de la prison de Coronda, résumait la volonté d’anéantissement appliquée aux prisonniers politiques pendant la dictature argentine (1976-1983). Malgré le régime brutal de cette prison de haute sécurité, 44 ans après, ils continuent à militer pour la justice, la mémoire et un autre monde possible.

Ni fous, ni morts, Ed. de l’Aire, Vevey.
Prix spécial pour les lecteurs de Gauchebdo:  29 francs (port inclus).  Commande à: info@nifousnimorts.com Renseignements: www.nifousnimorts.com