Une libéralisation déconfinée

Suisse • Alors que l’attention de la population est focalisée sur la lutte contre le Covid-19, le Conseil fédéral annonce vouloir ouvrir complètement le marché de l’électricité.

Lors de sa séance du 3 avril dernier, le Conseil fédéral a décidé d’entièrement libéraliser le marché suisse de l’électricité. A cet effet, une modification de la loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl) sera élaborée d’ici début 2021 par le Département de l’environnement (DETEC) sous la direction de la socialiste Simonetta Sommaruga. Parallèlement, le gouvernement met en consultation un projet de révision de la loi sur l’énergie (LEne) dans le but de renforcer les énergies renouvelables indigènes.

Une libéralisation rejetée  par le peuple

Cela fait longtemps que l’UE fait pression sur la Suisse pour qu’elle ouvre son marché de l’électricité. Durant les années 90, le mantra des pays européens était la déréglementation, via des «Paquets énergie», pour faciliter l’intégration européenne des différents marchés nationaux d’électricité. De nouvelles entreprises pouvaient ainsi venir concurrencer les fournisseurs en place. En 2000, le gouvernement suisse avait finalisé une loi sur le marché de l’électricité (LME) aux orientations similaires à celles de l’UE et qui prévoyait une ouverture complète du marché. Néanmoins, la droite subit une dure défaite quand la LME fut rejetée en votation populaire en 2002.

Un premier pas vers l’alignement sur l’UE est fait en 2007 avec l’adoption de la LApEl qui crée un marché de l’électricité «axé sur la concurrence». Une première étape d’ouverture a lieu en 2009.

S’aligner sur Bruxelles: c’est une des raisons principales qui incitent les milieux économiques à appeler de leurs vœux cette réforme. Depuis 2007, la Suisse et l’Union européenne négocient en effet un accord bilatéral sur l’électricité qui devra «régir le commerce international de l’électricité, harmoniser les normes de sécurité, assurer le libre accès au marché et garantir la participation de la Suisse aux différentes instances.» Pour conclure un tel accord, l’ouverture du marché de l’électricité est la condition de base imposée par l’UE à la Suisse.

Le mythe de la baisse des coûts

En Suisse, depuis 2009, tous les grands consommateurs d’électricité (consommation annuelle supérieure à 100’000 kWh) sont déjà admis sur le marché libre. Le gouvernement souhaite maintenant que les ménages et les petites entreprises puissent aussi «choisir librement leur fournisseur d’électricité». Des belles paroles qui font miroiter une «liberté de choix» qui profiterait à tous. Mais les consommateurs seront-ils réellement gagnants? Pour Gavriel Pinson, président du PST-POP, la réponse est clairement non, car cette réforme ne répond qu’à «l’avidité des compagnies d’énergie pour faire du profit». Aux yeux du Vaudois, «il est évident que le lobby de l’énergie à Berne a malheureusement fait un excellent travail. Une fois de plus, ce sont les travailleurs et leurs familles, c’est-àdire la population en général, qui en fera les frais».

Car même si la présidente de la Confédération a assuré aux médias que la réforme n’induirait pas d’augmentation du coût de l’électricité, on peut en douter. Ceci en se basant sur l’expérience d’autres pays comme l’Allemagne, où le marché a été totalement libéralisé et le nombre d’opérateurs multiplié. Résultat: le prix moyen de l’électricité pour les ménages privés est passé de 13,94 centimes d’euro le kilowattheure en 2000 à 30,43 centimes en 2019, soit une augmentation de 118% (6% par an). Chacun peut calculer l’augmentation que cela représenterait sur sa facture d’électricité…

Favoriser les énergies renouvelables? 

Aujourd’hui, impossible de faire passer une réforme dans le domaine de l’énergie sans l’enrober de «développement durable». Le Conseil fédéral l’a bien compris et prétend que son projet favorisera le développement des énergies renouvelables. «C’est mensonger», réagit Gaël Vuillème, co-président des Jeunes POP Suisse. «Libéraliser, c’est donner plus de pouvoir aux entreprises privées qui, étant en concurrence, vont chercher à obtenir le profit maximal à court terme. Elles vont donc se concentrer uniquement sur les investissements les plus rentables. Au contraire, pour développer les énergies renouvelables, il faut pouvoir contrôler l’ensemble de la production énergétique à l’échelle du pays et pouvoir planifier une production basée sur les besoins de la population et le respect de l’environnement». Les syndicats, le PS et les Verts ont réaffirmé leur opposition à l’ouverture totale du marché de l’électricité. Pour ces derniers, une telle révision «entravera les investissements dans les énergies renouvelables».

Réforme impopulaire  sous coronavirus

Le timing choisi par le Conseil fédéral pour revenir avec son projet de libéralisation totale du marché de l’électricité n’est pas anodin. L’attention de la population est entièrement tournée vers la pandémie de coronavirus qui a déjà tué plus de 1000 personnes en Suisse et les débats politiques des prochains mois tourneront essentiellement autour des mesures nécessaires pour faire face au virus et à la crise économique et sociale qui s’approfondit. Dans un tel contexte, il est bien compréhensible que les citoyens se préoccupent peu de cette réforme qui risque de passer un peu inaperçue. Et pourtant, pour la majorité de la population, accepter que l’approvisionnement en électricité soit entièrement soumis à la «logique de marché» signifierait se tirer une balle dans le pied.