Destin familial juif au XXe siècle

Livre • Catherine Cohen évoque avec talent l’histoire de sa famille à travers le siècle dernier.

A travers un livre qui évoque sa mère, Catherine Cohen restitue la vie des deux grandes communautés juives, ashkénaze et sépharade.(Editions des Sables)

Les récits de vie ne présentent pas tous un réel intérêt. Celui de Catherine Cohen, qui englobe l’histoire toute sa famille, notamment maternelle, à travers le XXe siècle, sort du lot. Les familles Neubauer et Mittler, qui uniront leurs destinées, vivaient dans la partie slovaque de l’Empire austro-hongrois, qu’ils servaient fidèlement et considéraient comme une protection. L’empereur François-Joseph détestait en effet l’antisémitisme, attisé à Vienne par des hommes politiques populistes.

Pendant la guerre de 1914-18, Adolf Mittler combattra dans l’armée impériale et royale, alliée de l’Allemagne, comme capitaine de cavalerie, et ses deux frères serviront dans l’infanterie, l’un comme lieutenant, l’autre comme commandant. Ce qui n’empêchera pas, en septembre 1942, la déportation et le gazage d’Adolf, de sa femme Hilda et de leurs quatre enfants à Auschwitz. Mais nous n’en sommes pas encore là.

Document ethnographique

Catherine Cohen évoque très bien la vie de ses grands-parents maternels et de sa mère dans cette société juive ashkénaze autrichienne alors très bien intégrée (du moins le croyait-elle), qui cultivait pourtant ses propres coutumes, notamment culinaires, telles les tresses briochées du Shabbat. Dans ce qui apparaît comme un docu- ment ethnographique, on apprend beaucoup de choses. Par exemple le fait que, par un décret de 1787, les juifs ont dû adopter des noms de famille suivant leur activité ou une autre parti- cularité. Neubauer: nouveau paysan. Mittler: médiateur.

Les grands-parents maternels de Catherine parlent un méli-mélo d’allemand viennois, de français et de yiddish. En 2016, elle retournera à Stupava, lieu d’origine des Mittler, devenu village slovaque en 1919. Elle y recherchera les traces de sa tante Tessa, prise lors de la grande rafle des juifs de Slovaquie, et elle aussi disparue dans un camp d’extermination. Des pages émouvantes où elle raconte sa visite du vieux cimetière juif et de la synagogue. C’est là que se sont déroulées, pour ses proches, les mariages, Kippour et les Bar Mitsva. Mais il n’y a pratiquement plus de juifs en Slovaquie…

Autriche nazifiée et exil

Renée Mittler, la mère de l’auteure, naît en 1919 à Bratislava, dans le nouvel Etat tchécoslovaque issu du démantèlement de l’Empire. Puis ses parents gagnent Vienne. Renée gardera un sou- venir idéalisé des cafés viennois, de l’opéra, de sa vie intellectuelle et scientifique, de ses propres exploits sportifs dans le club de natation juif de la Hakoah (force en hébreu). Survient en 1938 l’Anschluss, c’est-à-dire l’invasion de l’Autriche par l’armée allemande et son rattachement au Reich, applaudi par la majorité des Autrichiens qui se laissent aller à leurs penchants antisémites.

Renée connaît alors l’ostracisme, sous forme la plus hideuse, ainsi la pancarte qui figure devant les piscines: «Interdit aux juifs et aux chiens». Pour la sauver, ses parents l’incitent à fuir l’Autriche nazifiée. Elle gagne l’Angleterre, puis la France… non sans passer par l’un de ces camps d’internement créés par Daladier pour les étrangers. Ensuite c’est Marseille, chez un oncle, où se déroulera la deuxième partie de sa vie. A l’été 1942, les Allemands envahis- sent toute la «Zone libre». Les rafles de juifs s’ensuivent. Renée, et ses parents qui ont pu la rejoindre à Marseille, y échapperont un peu par miracle. Et cela grâce au mariage de Renée, en pleine année 1942, avec Edouard Cohen, juif sépharade qui possède un passeport turc, pays neutre pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ashkénazes et Sépharades

L’auteure a consacré la deuxième partie du livre à son père, à ses ancêtres paternels, et à travers eux à l’histoire des juifs sépharades. Ceux-ci ont fui l’Espagne de la Reconquista en 1492. Ils ont gagné l’Afrique du Nord ou, pour beaucoup d’entre eux, l’Empire ottoman. La famille Cohen s’est installée à Smyrne, en Asie mineure. Elle ne parle pas le yiddish, mais le judéo-espagnol ou ladino.

C’est l’occasion pour Catherine Cohen, comme elle l’a fait pour la société ashkénaze, de relater les us et coutumes judéo-ottomanes, en particulier la confection de mets tels les bourekas au fromage ou les feuilles de vignes farcies. On l’a vu, c’est de justesse que la famille échappera au destin tragique des juifs de Marseille, dans des circonstances périlleuses. Elle gagne le Cantal puis, à la Libération, retourne à Marseille, où elle doit déloger un couple de «bons Français» qui s’est approprié son appartement.

Toutes ces épreuves ont laissé des traces chez Renée, qui fera une grave dépression en 1947. Beaucoup de personnes, qui ont bravé les dangers et survécu à la Shoah, connaîtront en effet une phase de décompensation. A cela s’ajoutera le sentiment de culpabilité des survivants: pour- quoi moi suis-je encore en vie et pas les autres, tous ces proches disparus?… A travers un récit vivant et précis (même s’il comporte deux ou trois petites erreurs historiques), Catherine Cohen a réussi à raconter des destins individuels ballottés par la grande Histoire, et à restituer la vie des deux grandes communautés juives, ashkénaze et sépharade.