Les murs intérieurs de Pina Bausch

Danse • Le site de la Compagnie de la plus célèbre chorégraphe allemande propose la vision de «Palermo Palermo», une pièce forte sur les rapports femmes-hommes et des éclats du quotidien sicilien théâtralisé.

Dans «Palermo Palermo», sous la parade de femmes comme cibles, le désir inassouvi d’aimer sans se soumettre. (Akiko Miyake)

L’art du collage métaphorique, les émotions fortes liées aux détresses humaines, la violence, le décalage absurde et des compositions impressionnistes font partie intégrante du travail artistique de Philippina Bausch.

Elle vit le jour à Solingen, près de Cologne, en 1940 avant de devenir la grande dame de la danse subvertie par le théâtre (Tanztheater). Dans son enfance inquiète marquée par la guerre – les bombardements incendiaires de la Ruhr – et son après, elle regarde, se met à l’écoute de la clientèle de passage dans l’auberge paternelle. «Il s’y pas- sait toujours tant de choses étranges. C’est un background que je n’ai jamais voulu perdre», relève la chorégraphe en 1986.

Regard attentif

Sa vie durant, elle eut à cœur de développer un rapport attentif aux gestes de l’enfantin et vaguement solennels: faire rebondir un ballon sur une jupe, balayer délicatement le sol de ses longs cheveux, défiler les corps pliés en deux, comme blessés, sautillant sur une musique de fanfare militaire écossaise.

Des chorégraphies de l’Allemande, on peut garder certains fragments tour à tour étonnamment lumineux et douloureux. «Personne n’a jamais pensé que j’avais de l’humour. On n’a assurément pas saisi que mon travail se construisait à plusieurs niveaux. Mes pièces s’apparentent à des compositions musicales. On peut les voir plusieurs fois et de façon toujours différente», explicite l’artiste à l’auteur et critique de danse, Norbert Servos.

Champ de bataille poétique

C’est naturellement le cas pour le mélodrame impressionniste Palermo Palermo fuyant la carte postale, reflet d’une Italie en construction-destruction qu’avait captée Pasolini en toile de fond sociale de Théorème. Elle est créée en 1989 à l’invitation de Leoluca Orlando, le maire emblématique de la cité sicilienne connu pour ses positions anti-mafias et pro- migrants. Il est toujours en place sous pandémie. Qui met les précarisés confinés et rationnés au bord de l’implosion

sociale par manque de soutien du gouvernement central. La pièce est le miroir et le sismographe d’une humanité ébranlée, querelleuse, implorante, joueuse aussi, cherchant à assouvir désirs et perspectives. Les effluves orientaux du folklore sicilien et les chants africains se mêlent aux battements sourds des cloches que borde la cymbalisation des cigales, ramenant à une atmosphère archaïque.

Au plateau, des comportements pertinemment déconstruits, des ambiances passées en surréalistes saynètes. Comment ausculter l’anatomie de passions contrastées? La séquence d’ouverture est anthologique. Un mur de parpaings s’effondre en nuages de poussière. Pour Pina Bausch, il existe «partout dans le monde, dans nos têtes, des murs invisibles.»

Désirs paradoxaux

Native d’Adelaïde, membre aujourd’hui de la Compagnie depuis plus de trente ans, Julia Shanahan surgit d’entre les décombres, marchant avec détermination posée sur ses talons hauts. Le public est alors encouragé à saisir la vulnérabilité des interprètes, et à se laisser orienter par la «fluidité émotionnelle» de Bausch, explique l’interprète en 2016.

Rageusement, elle dessine un X au sol avant de le reproduire sur son visage. En mode «Je te désire moi non plus», elle réclame à corps et à cris qu’un homme lui prenne la main avant de l’écarter violemment. Chaloupant sur un air blues et féministe des années 30, elle ordonne ensuite que des tomates lui soient projetées à la figure. Entre amour et haine, han- tise et force, la confusion des sentiments est surexposée. S’interroger sur la manière paradoxale par essence d’aimer et de vivre dans de zones parfois de catastrophes compte parmi les questions essentielles de l’œuvre de la chorégraphe. Tous les interprètes sont en demande d’amour. Ainsi une femme humecte ses lèvres, les saupoudre de sucre avant de convier homme à l’embrasser.

Les femmes semblent sporadiquement confinées dans le deuil et une colère indicible alors que les hommes se révèlent naufragés, désemparés dans leur propre uni-vers. L’accentuation d’un geste, le dynamisme d’une séquence sont redevables à un prodigieux travail de montage dramaturgique.

Détournements

«Regarder cela ne me sert à rien. Il s’agit d’une autre manière de recevoir et de sentir.» D’où la scène troublante qui voit un homme se faire cuire un œuf sur fer à repasser, la femme qui le seconde étant vêtue d’un tablier blanc et d’une culotte. Elle est exposée tel un objet érotique dérivé de l’imagerie de la femme d’intérieur, possiblement en situation d’asservissement volontaire ou non aux fantasmes du masculin. Un masculin parodié et totalement décalé. On comprend dès lors mieux l’attrait esthétique et de recherches exercé par la chorégraphe sur Pedro Almodovar, son cinéma baroque et désenchanté figurant l’impossible rencontre avec l’autre.

Par tout un travail préparatoire exigeant d’improvisations basé sur l’intime et le vécu du danseur, la bataille continue de Pina Bausch consiste à émanciper ses interprètes – par ailleurs impeccablement formés à la danse classique – des moules surannés du passé et vidés de sens. En répétitions, elle mobilise des situations concrètes, humeurs, émotions incitant les danseurs à faire ressurgir des souvenirs enfouis et indicibles. Ainsi les scènes dansées et sketchs théâtraux infusent un sentiment de défaite et de tourment. Non sans un humour intermittent.

A voir sur: www.pina-bausch.de