Gilbert Garcin, jardinier de l’imaginaire

Photographie • «La couleur divertit alors que le noir blanc va à l’essentiel» selon Gilbert Garcin. Venu à la photographie à 65 ans, il a rejoint l’au-delà du réel de ses images surréalistes et allégoriques. Toutes imaginées au gré de mises en scène existentialistes.

«Le Vol d’Icare (d’après Léonard de Vinci)», allégorie de la condition humaine avec Gilbert et Monique Garcin. (Courtesy of Galerie Camera Obscura, Paris)

Par la grâce fantasque de ses dramuscules philosophiques sous la forme de tableaux photographiques oscillant entre réalité et fiction, Gilbert Garcin agite «ce que nous connaissons tous de la mythologie depuis l’école élémentaire», à l’en croire. Parallèlement, il ajoute dans ses photomontages fatalistes, l’histoire de l’art – Paul Klee, René Magritte, Edward Hopper, Malcom Morley, Luciano Fontana – et le burlesque millimétré d’un Jacques Tati.

L’homme d’images réinvente un genre tombé en désuétude, le roman- photo, apparu dans l’Italie de 1947. Pour le roman-photo, les images servent avant tout le récit, dont la lecture se voulait rapide et simple. L’artiste explore ainsi des jeux narratifs originaux dans le détournement, la poésie, l’onirisme ou l’abstraction.

Autofictions

Il est donc sujet de ses photos tour à tour intrigantes, inquiètes et tendres, recourant à des jeux d’échelles. «On peut dire que c’est un témoignage de ce que nous avons vécu, lu, vu. Cela crée toutes sortes de réflexions et petites idées que l’on peut facilement mettre en images.» Il précise encore, «ce n’est pas moi, un double pour- quoi pas, un personnage».

La composition est souvent saupoudrée de sachets d’humour parfois grinçant et d’autodérision. «J’essaie d’avoir des images aussi simples et graphiques que possible. Avec un grand plaisir à créer l’illusion», relève-t-il dans le documentaire, Tout peut arriver, signé Ralf Kämpfe.

L’artiste avoue être venu à la photo sans préméditation. Ses réalisations reproduisent une figure atemporelle vêtue de son inamovible manteau «comme dans les tableaux de Magritte». Prenez Le témoin, des paires de chaussures alignées autour de l’effigie silhouettée de Garcin pieds nus. Soit une variante du tableau plus célèbres du surréalisme peint par Magritte, Le modèle rouge et ses pieds-chaussures. Exposé partout dans le monde, Garcin fut le sujet d’une rétrospective aux Rencontres d’Arles de la photo en 2013 sous la direction de François Hébel. La manifestation salue aujourd’hui la mémoire d’un artiste décédé le 17 avril dernier, qui «met ses rêves en images et sans en avoir l’air, questionne au plus profond le sens de nos existences».

Le photographe s’en est allé rejoindre l’une de ses compositions inspirées de Magritte, Le charme de l’au-delà. Elle le voit, de dos et valise à la main, en attente sur une mer de nuages. C’est dans son atelier de La Ciotat que, la retraite venue à la soixantaine, cet ancien responsable d’une entreprise de luminaires, Marseillais philosophe et têtu, imagine des univers semblant sortir d’un surréaliste studio de cinéma. Les images sont invariablement en noir et blanc et aux dimensions d’une maquette. Elles suivent et mettent en scène son double miniature, Mister G. Et explorent les figures mythologiques de la destinée et de l’humaine condition soumises aux contraintes et obstacles que sont Narcisse, Atlas, Sisyphe et Icare.

Univers miniatures aux enjeux métaphysiques

Les intitulés des œuvres ouvrent sur des sens multiples. Toujours l’homme inclassable porte le poids du monde sur les épaules. L’œil du spectateur s’émerveille d’un inamovible décor maquette échappé de l’enfance. Et de ses autoportraits découpés en figurines de 10 centimètres montées sur de petits supports. Le recours aux matériaux bruts et éléments naturels est constant. Voyez ces aigrettes du pissenlit dit commun (Lorsque le vent viendra), un épi de seigle redressé dans un sillon comme on fiche en terre un drapeau de renaturation en mode conquête (Sauver la nature) ou des minuscules pierres de taille empilées en équilibre précaire au cœur d’un désert (La bonne volonté).

Ailleurs l’œil découvre une mise en abîme de photos célèbres sur un tapis déroulant. Ici Le chien d’Elliott d’après le photographe Elliott Erwin, autre amateur de simplicité apparente, qui donne à deviner les failles et les incertitudes de la réalité. Parfois, Garcin invite son épouse Monique à être dans le vivant tableau photo. Sa poésie visuelle est une «auberge espagnole», soignant des échappées métaphysiques pouvant séduire Madame et Monsieur Tout-le-monde. «La photographie devient “l’image dont je suis le héros”, multipliant les épisodes d’une illusion comique sans cesse renouvelée. Dans cet autoportrait en forme de simulacres, le photographe regarde le photographe qui, peut- être, fait semblant d’être photographe», souligne l’écrivain et marcheur Yves Gerbal. Le regard, amusé mais lucide de l’artiste interroge comme rarement dans un cadrage au cordeau, le ridicule et le tragique de la «comédie humaine».

Solitaire et universel

En 1998, sa carrière démarre sur le tard grâce à la confiance de la Galerie parisienne les Filles du Calvaire, qui l’expose à Paris Photo. Sur une table de 2 x 2 mètres, l’ancien marchand de luminaires opte pour un projecteur 100 watts, lampe de poche dédiée aux effets spéciaux, projecteur vidéo pour les fonds. Et son «catalogue de cieux» dont il complète régulièrement la collection.

De 65 à 84 ans, «plutôt que d’aller à la pêche», il produira ainsi 300 photos déclinées en fables haïkus, allégories, paraboles et aphorismes. Ceci en se tenant éloigné de tout académisme, celui de l’art contemporain singulièrement. «J’ai pensé que toutes ces images se fichaient bien du Covid-19… Et puis j’ai pensé qu’en plus d’être universelles (et comme une preuve de plus qu’elles l’étaient, à l’inverse d’un art qui n’aurait été que de circonstance), c’étaient les images parfaites pour la période que nous vivons», relève l’écrivain français Sylvain Prudhomme. En témoigne Mister G. s’essayant à démêler les possibles bandes sons d’un univers aux pistes embrouillées.

Le petit théâtre incongru de Gilbert Garcin et sa silhouette solitaire, beckettienne, servirent aussi d’identité visuelle à la Comédie de Genève sous la direction d’Hervé Loichemol pour sa saison 2013-14. «On est mal barrés, mais on le prend bien», résumait le photographe. L’une de ses images, Faire de son mieux, le découvre combattant une possible marée noire murale à l’aide de deux serpillières. Toute ressemblance avec le tragique désastre en cours ne saurait être fortuite.

www.gilbert-garcin.com; documentaire Tout peut arriver sur arte.tv/fr/videos; 8 livres publiés aux Ed. Filigranes.