Au bonheur des mots

Lecture • De sa voix apaisante, le comédien Claude Thébert passe sur son site la langue transgressive de Corinna Bille ou la ruche d’histoires d’Olga Tokarczuk. Parmi tant d’autres.

Le comédien Claude Thébert, un compagnon lecteur de nos jours sous pandémie. (Dorothée Thébert Filliger)

Petites et grandes oreilles se laissent bercer, magnétiser par une lecture émancipée de réels et imaginaires. «La grande humanité va au travail à huit ans/Elle se marie à vingt/Meurt à quarante… Mais elle a son espoir la grande humanité/On ne peut vivre sans espoir».

La voix est à la fois claire, à vif et sous l’effet d’un voile, charpentée et évanescente. Posément, au rythme du marcheur, elle dit les vers du communiste turque Nâzim Hikmet. En 1961, il «crache un poème de mépris sur les bottes, la pipe, la moustache d’un homme qu’il juge de plâtre et de papier mâché, Staline». Et Claude Thébert de poursuivre: «Entre le communiste de 1921 et celui de 1961, d’arrestations en coutumaces, de condamnations en amnisties, Nâzim Hikmet aura totalisé 56 ans de prison.»

D’une compréhension organique et rythmique, pneumatique et musculaire de la matière sonore qui fonde le texte, il attend qu’apparaisse une sorte de première intelligence qui va le conduire à une révélation du sens. Aux yeux du comédien, la poésie d’Hikmet est celle de «l’emprisonnement, de la concentration extrême tout en étant formidablement généreuse. Or c’est bien par cette générosité que l’on devrait continuer à vivre aujourd’hui dans notre société.» L’artiste vit, lui, depuis de longues années dans les marges, «au bord des talus. C’est là que poussent les plantes et fleurs susuvages, les ronces qu’il faut retrouver loin de l’univers lisse que l’on voudrait nous imposer.»

Ceci à l’image du dernier spectacle de son Théâtre du Sentier interrompu par la crise, Divaguer dans les buissons, réflexion ouverte, partageuse avec le public sur ce que signifient le souci et l’expérience de la nature. Qui nous relient les uns aux autres et à l’ensemble du vivant malgré l’amnésie environnementale.

Colporteur de récits

Depuis le 15 mars, semi-confiné, le comédien diseur raconte de sa tessiture chantante, subtilement respirante des Lectures pour la maison. Il débute par Histoires au téléphone de Gianni Rodari, une collection d’histoires drôles, magiques, mythologiques, fantasques, traditionnelles. «J’ai besoin de lire une dizaine de fois un texte, le laisser entrer en moi pour le ressortir. Rodari pose un père en voyages, loin du foyer. Chaque soir à 21 heures, il téléphone à sa fille pour lui raconter, lui inventer une histoire. De loin, j’en raconte d’autres.» Il se souvient des chamagnons d’autrefois bourlinguant de place en place villageoises leurs récits et livres. Ce colporteur d’essences de vie redessine des paroles, pour ouvrir la porte d’entrée d’un univers où tout peut arriver. Et tout arrive.

A voix nue, s’enregistrant sur un simple IPad, Claude Thébert nous lit. Chaque soir et en podcasts pour l’éternité, se déploient histoires, fragments romancés, essais, poèmes, contes et récits pour enfants. «Je suis venu à la lecture en 1988 avec la création du Théâtre du Sentier. Et un premier spectacle, Félix de Robert Walser. Puis, j’ai commencé à faire des lectures à la Librairie genevoise du Rameau d’or avant de poursuivre sur toute la Suisse romande. La lecture participe d’un besoin essentiel de me nourrir quotidiennement. Ne disposant pas d’une mémoire exceptionnelle, je passe les textes aussi vite découverts.»

Corps de la lecture

Né en 1947 au cœur des Vosges, Claude Thébert voit un instituteur l’initier à la pédagogie de Célestin Freinet. La méthode postule que l’on ne comprend bien que ce que l’on transforme. Autrement dit, le savoir et l’apprentissage doivent s’ancrer dans le vécu et la vie de l’enfant pour avoir un sens, être saisis et retenus par lui. Il lisait alors toute la petite bibliothèque de l’école, du Petit Prince aux auteurs contemporains. S’ensuit une formation de comédien à l’Ecole du Polonais à la démarche philosophique, Jerzy Grotowski à Aix-en-Provence.

L’acteur apprend alors sa partition tel le bistouri d’un chirurgien pour se disséquer lui-même. Si le corps est pri-mordial, monter Shakespeare ou Genet lui permet d’aborder «le physique du texte». De ses 15 ans au Théâtre populaire romand, il garde la nécessité toujours vivace «d’être derrière chaque mot choisi, qui représente un moment précis du sens». D’où le besoin de savoir comment un auteur structure sa partition. «Qu’est-ce qu’une virgule, un point?», s’interroge le comédien.

Chez Grotowski, il acquiert la maîtrise de la respiration, l’usage des résonateurs physiologiques. Claude Thébert affute cette concentration musculaire liée au dire, «savoir où se place la voix et son origine dans le corps». En ouvrant un espace personnel, la lecture participe à la construction d’une pensée indépendante et mène à la libération de l’imaginaire. «A travers mes choix de lecture, je me fabrique des autobiographies, me mettant dans des situations que l’auteur propose. Au risque peut-être de le trahir, cela me ramène à des souvenirs ou expériences vécues ou racontées.» Comme l’amant qui déchiffre doucement la peau du corps aimé, la nuit, sous les draps, sa voix vous accompagne. Pour pénétrer des existences autres, démultiplier la sienne propre, elle est le plus sensible des vaccins qui soit appliqué à nos chagrins.

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