Le rire résiste contre le pire

Livre • Sous pandémie, le rire universel se révèle plus que jamais «un antidote à la mort, un bouclier provisoire contre l’angoisse ou la peur», comme l’exprime l’anthropologue et sociologue David Le Breton.

Après avoir abordé la souffrance notamment, David Le Breton fait du rire une résistance à l’oppression. (Philippe Matsas)

Comment dissoudre le tragique du moment? Au cœur du confinement pour contenir la propagation du virus, les plaisanteries fusent, tentant de dédramatiser une crise multiforme qui menace de tout naufrager. Afin de réguler nos émotions extrêmes, des traits d’esprit explosent sur les réseaux sociaux, par SMS ou via les conversations WhatsApp. C’est souvent raide, témoignant que la vis comica (la force comique), dans la tradition du grotesque farcesque shakespearien vient du bas, du fondement. Style: «Mais pourquoi ils achètent autant de papier de chiottes? Parce que quand il y en a un qui tousse, il y en a dix qui se chient dessus». Du lourd et du piquant. «Le rire est toujours irrévérence envers la gravité de l’existence», écrit Le Breton.

Rires et châtiments

Désamorçant même les pires situations, le rire est le carburant essentiel, premier, de nombre de relations sociales. Sans que nulle blague ou un vidéo gag ne se soient manifestés. le rire est d’abord lié à la joie d’être ensemble, la complicité. «Telle est l’une des dimensions essentielles du rire: Se voir exister pleinement dans sa relation aux autres», relève en entretien, David Le Breton pour son livre, Rire. Une anthropologie du rieur.

Le rire? C’est d’abord un corps qui se défait, plié en deux, secoué. La voix, elle, hoquète. «C’est un désaccordage du corps au regard des conventions de discrétion et de tranquillité quotidiennes. Lieu le plus sacré de notre condition où nous sommes identifiés, rattachés à un sexe, un genre, le visage se déforme, se plisse prenant des expressions incongrues par le rire.» Ce dernier est une sorte d’échappée belle relativement aux ritualités figées du corps, du langage et de la voix. Il accompagne la détresse, la violence, la supériorité et la morgue. Comme le philosophe valaisan Alexandre Jollien en a fait l’expérience, témoignant que «pour être accepté à l’école officielle, j’ai joué bien souvent au pitre, pour dédramatiser, faire un brin d’humour pour casser la glace».

Rire à Auschwitz

Si le rire est une intelligence au monde, il est aussi une réaction face à ce qui oppresse. Pour Le Breton, il s’agit de déconstruire le rire, introduire son ambivalence, ses côtés cruels, durs et merveilleux. «On sait que dans les camps de la mort, un humour puissant régnait parmi les déportés, comme une manière de desserrer la mâchoire de l’horreur. Pour retrouver aussi une part de sa souveraineté personnelle», relève-t-il en interview. Les camps Nuit et Brouillard comptent ainsi cabarets satiriques et revues clandestines dans les baraquements. Au seuil du trépas, prendre le parti de rire des persécutions est un sursis de vie lorsque «toute riposte est immédiatement sanctionnée par la mort ou la déportation.»

Dans Être sans destin, le Prix Nobel de littérature 2002 Imre Kertész, déporté à Auschwitz à 15 ans puis transféré à Buchenwald, dépeint l’univers concentrationnaire avec un sentiment d’irréalité, l’humour étant un filtre protecteur contre l’extrême brutalité du quotidien concentrationnaire et la cruauté. «Je me rappelle juste que pendant ce temps j’avais un peu envie de rire… à cause de l’étonnement et de mon embarras, à cause de cette impression que j’avais d’être tombé soudain au beau milieu d’une pièce de théâtre insensée où je ne connaissais pas très bien mon rôle», écrit-il.

Danger de se marrer

En état semi-confiné, le slogan «Je suis chez moi» a fait florès sur les réseaux sociaux. Ceci dans le sillage de la tuerie de Charlie Hebdo. Et, tel un nouvel hommage aux dessinateurs de presse massacrés – Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski – ayant cru que «Dieu est humour». «Je suis chez moi» à la fois comme mise en conformité face aux injonctions sanitaires et acte de résistance évoquant les «Je suis Charlie» et son écho, «Je suis en terrasse», réaffirmant les droits de la vie contre la pulsion de mort qui veut tout détruire.

Le rire est affirmation du corps, quand il fait exister notre inconscient, notre lâcher prise, notre liberté. Et c’est précisément pourquoi une «police du rire» a toujours existé, notamment au sein des régimes autoritaires et Etats totalitaires au cours de l’histoire. Le rire fut et demeure l’objet d’interdiction, source de suspicion. De Xi Jinping à Ramzan Kadyrov en passant par Poutine notamment, l’humour à versant politique et social est souvent vu comme subversif, dissident et attentatoire à la sécurité intérieure.

A ce titre, il peut être passible d’emprisonnement et de camp de travail, de tracasseries kafkaïennes, voire de mort. Après la campagne de collectivisation de 1929-32, la famine mine la Russie, Staline décrète que toute attitude critique doit être sévèrement réprimée. Les raconteurs de blague se retrouvent ennemis du régime. L’article 58 du code criminel stalinien les qualifient de coupables de «conversations antisoviétiques».

Le rire est armure, l’humour est politesse du désespoir et sauvegarde. Voici l’arme des démunis, des désarmés dont l’énergie tout entière passe à l’invention de traits humoristiques, non pour rire, mais pour ne pas être détruit.

David le Breton, Rire. Une anthropologie du rieur, Ed. Métailié, 2019.